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s'il ne croyait pas à ses propres sortilèges, du moins ajoutait-il foi aux légendes qui couraient le pays.

      On ne s'étonnera donc pas qu'il eût tiré ce pronostic relatif à la disparition prochaine du vieux burg, puisque le hêtre était réduit à trois branches, ni qu'il eût hâte d'en porter la nouvelle à Werst.

      Après avoir rassemblé son troupeau en beuglant à pleins poumons à travers un long bouquin de bois blanc, Frik reprit le chemin du village. Ses chiens le suivaient harcelant les bêtes— deux demi-griffons bâtards, hargneux et féroces, qui semblaient plutôt propres à dévorer des moutons qu'à les garder. Il y avait là une centaine de béliers et de brebis, dont une douzaine d'antenais de première année, le reste en animaux de troisième et de quatrième année, soit de quatre et de six dents.

      Ce troupeau appartenait au juge de Werst, le biró Koltz, lequel payait à la commune un gros droit de brébiage, et qui appréciait fort son pâtour Frik, le sachant très habile à la tonte, et très entendu au traitement des maladies, muguet, affilée, avertin, douve, encaussement, falère, clavelée, piétin, rabuze et autres affections d'origine pécuaire.

      Le troupeau marchait en masse compacte, le sonnailler devant, et, près de lui, la brebis birane, faisant tinter leur clarine au milieu des bêlements.

      Au sortir de la pâture, Frik prit un large sentier, bordant de vastes champs. Là ondulaient les magnifiques épis d'un blé très haut sur tige, très long de chaume; là s'étendaient quelques plantations de ce «koukouroutz», qui est le maïs du pays. Le chemin conduisait à la lisière d'une forêt de pins et de sapins, aux dessous frais et sombres. Plus bas, la Sil promenait son cours lumineux, filtré par le cailloutis du fond, et sur lequel flottaient les billes de bois débitées par les scieries de l'amont.

      Chiens et moutons s'arrêtèrent sur la rive droite de la rivière et se mirent à boire avidement au ras de la berge, en remuant le fouillis des roseaux.

      Werst n'était plus qu'à trois portées de fusil, au-delà d'une épaisse saulaie, formée de francs arbres et non de ces têtards rabougris, qui touffent à quelques pieds au-dessus de leurs racines. Cette saulaie se développait jusqu'aux pentes du col de Vulkan, dont le village, qui porte ce nom, occupe une saillie sur le versant méridional des massifs du Plesa.

      La campagne était déserte à cette heure. C'est seulement à la nuit tombante que les gens de culture regagnent leur foyer, et Frik n'avait pu, chemin faisant, échanger le bonjour traditionnel. Son troupeau désaltéré, il allait s'engager entre les plis de la vallée, lorsqu'un homme apparut au tournant de la Sil, une cinquantaine de pas en aval.

      – Eh! l'ami!» cria-t-il au pâtour.

      C'était un de ces forains qui courent les marchés du comitat. On les rencontre dans les villes, dans les bourgades, jusque dans les plus modestes villages. Se faire comprendre n'est point pour les embarrasser: ils parlent toutes les langues. Celui-ci était-il italien, saxon ou valaque? Personne n'eût pu le dire; mais il était juif, juif polonais, grand, maigre, nez busqué, barbe en pointe, front bombé, yeux très vifs.

      Ce colporteur vendait des lunettes, des thermomètres, des baromètres et de petites horloges. Ce qui n'était pas renfermé dans la balle assujettie par de fortes bretelles sur ses épaules, lui pendait au cou et à la ceinture: un véritable brelandinier, quelque chose comme un étalagiste ambulant.

      Probablement ce juif avait le respect et peut-être la crainte salutaire qu'inspirent les bergers. Aussi saluat-il Frik de la main. Puis, dans cette langue roumaine, qui est formée du latin et du slave, il dit avec un accent étranger:

      «Cela va-t-il comme vous voulez, l'ami?

      – Oui… suivant le temps, répondit Frik.

      – Alors vous allez bien aujourd'hui, car il fait beau.

      – Et j'irai mal demain, car il pleuvra.

      – Il pleuvra?… s'écria le colporteur. Il pleut donc sans nuages dans votre pays?

      – Les nuages viendront cette nuit… et de là-bas… du mauvais côté de la montagne.

      – A quoi voyez-vous cela?

      – A la laine de mes moutons, qui est rèche et sèche comme un cuir tanné.

      – Alors ce sera tant pis pour ceux qui arpentent les grandes routes…

      – Et tant mieux pour ceux qui seront restés sur la porte de leur maison.

      – Encore faut-il posséder une maison, pasteur.

      – Avez-vous des enfants? dit Frik.

      – Non.

      – Etes-vous marié?

      – Non.»

      Et Frik demandait cela parce que, dans le pays, c'est l'habitude de le demander à ceux que l'on rencontre.

      Puis, il reprit:

      «D'où venez-vous, colporteur?…

      – D'Hermanstadt.»

      Hermanstadt est une des principales bourgades de la Transylvanie. En la quittant, on trouve la vallée de la Sil hongroise, qui descend jusqu'au bourg de Petroseny.

      «Et vous allez?…

      – A Kolosvar.»

      Pour arriver à Kolosvar, il suffit de remonter dans la direction de la vallée du Maros; puis, par Karlsburg, en suivant les premières assises des monts de Bihar, on atteint la capitale du comitat. Un chemin d'une vingtaine de milles [Environ 150 kilomètres.] au plus.

      En vérité, ces marchands de thermomètres, baromètres et patraques, évoquent toujours l'idée d'êtres à part, d'une allure quelque peu hoffmanesque. Cela tient à leur métier. Ils vendent le temps sous toutes ses formes, celui qui s'écoule, celui qu'il fait, celui qu'il fera, comme d'autres porteballes vendent des paniers, des tricots ou des cotonnades. On dirait qu'ils sont les commis voyageurs de la Maison Saturne et Cie à l'enseigne du Sablier d'or. Et, sans doute, ce fut l'effet que le juif produisit sur Frik, lequel regardait, non sans étonnement, cet étalage d'objets, nouveaux pour lui, dont il ne connaissait pas la destination.

      «Eh! colporteur, demanda-t-il en allongeant le bras, à quoi sert ce bric-à-brac, qui cliquète à votre ceinture comme les os d'un vieux pendu?

      – Ça, c'est des choses de valeur, répondit le forain, des choses utiles à tout le monde.

      – A tout le monde, s'écria Frik, en clignant de l'œil,– même à des bergers?…

      – Même à des bergers.

      – Et cette mécanique?…

      – Cette mécanique, répondit le juif en faisant sautiller un thermomètre entre ses mains, elle vous apprend s'il fait chaud ou s'il fait froid.

      – Eh! l'ami, je le sais de reste, quand je sue sous mon sayon, ou quand je grelotte sous ma houppelande.»

      Évidemment, cela devait suffire à un pâtour, qui ne s'inquiétait guère des pourquoi de la science.

      «Et cette grosse patraque avec son aiguille? reprit-il en désignant un baromètre anéroïde.

      – Ce n'est point une patraque, c'est un instrument qui vous dit s'il fera beau demain ou s'il pleuvra…– Vrai?…

      – Vrai.

      – Bon! répliqua Frik, je n'en voudrais point, quand ça ne coûterait qu'un kreutzer. Rien qu'à voir les nuages traîner dans la montagne ou courir au-dessus des plus hauts pics, est-ce que je ne sais pas le temps vingt-quatre heures à l'avance? Tenez, vous voyez cette brumaille qui semble sourdre du sol?… Eh bien, je vous l'ai dit, c'est de l'eau pour demain.»

      En réalité, le berger Frik, grand observateur du temps, pouvait se passer d'un baromètre.

      «Je ne vous demanderai pas s'il vous faut une horloge? reprit le colporteur.

      – Une horloge?… J'en ai une qui marche toute seule, et qui se balance sur ma tête. C'est le soleil de là-haut. Voyez-vous, l'ami,

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