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María. Français. Jorge Isaacs
Читать онлайн.–Et ils partent en premier ? -demande Bruno.
Non, répondis-je, nous sommes invités.
Le samedi matin suivant, à l'aube, Bruno et Remigia se sont mariés. Ce soir-là, à sept heures, mon père et moi sommes montés à cheval pour aller au bal, dont nous commencions à peine à entendre la musique. Lorsque nous sommes arrivés, Julian, le capitaine esclave de la bande, est sorti pour nous mettre le pied à l'étrier et recevoir nos chevaux. Il était vêtu de son costume du dimanche et portait à la taille la longue machette plaquée d'argent qui était l'insigne de son emploi. Une pièce de notre ancienne maison d'habitation avait été vidée des biens de travail qu'elle contenait, afin d'y organiser le bal. Un lustre en bois, suspendu à l'un des chevrons, faisait tourner une demi-douzaine de lumières : les musiciens et les chanteurs, un mélange d'agrégés, d'esclaves et de manumissionnaires, occupaient l'une des portes. Il n'y avait que deux flûtes de roseau, un tambour improvisé, deux alfandoques et un tambourin ; mais les voix fines des negritos entonnaient les bambucos avec une telle maîtrise ; il y avait dans leurs chants une combinaison si sincère d'accords mélancoliques, joyeux et légers ; les vers qu'ils chantaient étaient si tendrement simples, que le dilettante le plus instruit aurait écouté en extase cette musique à demi sauvage. Nous sommes entrés dans la salle avec nos chapeaux et nos bonnets. Remigia et Bruno dansaient à ce moment-là : elle, vêtue d'un follao de boléros bleus, d'un tumbadillo à fleurs rouges, d'une chemise blanche brodée de noir, d'un collier et de boucles d'oreilles en verre rubis, dansait avec toute la douceur et la grâce que l'on pouvait attendre de sa stature de cimbrador. Bruno, avec ses ruanes enfilées repliées sur les épaules, sa culotte de couverture aux couleurs vives, sa chemise blanche aplatie et un nouveau cabiblanco autour de la taille, tapait du pied avec une admirable dextérité.
Après cette main, qui est le nom que les paysans donnent à chaque morceau de danse, les musiciens jouèrent leur plus beau bambuco, car Julien leur annonça que c'était pour le maître. Remigia, encouragée par son mari et par le capitaine, se résolut enfin à danser quelques instants avec mon père ; mais alors elle n'osait plus lever les yeux, et ses mouvements dans la danse étaient moins spontanés. Au bout d'une heure, nous nous retirâmes.
Mon père fut satisfait de mon attention pendant la visite que nous fîmes aux domaines ; mais quand je lui dis que je voulais désormais partager ses fatigues en restant à ses côtés, il me dit, presque avec regret, qu'il était obligé de me sacrifier son propre bien-être, en accomplissant la promesse qu'il m'avait faite quelque temps auparavant, de m'envoyer en Europe pour y terminer mes études médicales, et que je devais me mettre en route dans quatre mois au plus tard. Tandis qu'il me parlait ainsi, son visage prenait, sans affectation, la gravité solennelle que l'on remarque chez lui lorsqu'il prend des résolutions irrévocables. Cela se passa le soir où nous retournions à la sierra. La nuit commençait à tomber et, s'il n'en avait pas été ainsi, j'aurais remarqué l'émotion que son refus m'avait causée. Le reste du voyage se fit en silence ; comme j'aurais été heureux de revoir Maria, si la nouvelle de ce voyage ne s'était pas interposée entre elle et mes espérances !
Chapitre VI
Que s'est-il passé pendant ces quatre jours dans l'âme de Marie ?
Elle allait poser une lampe sur une des tables du salon, lorsque je m'approchai pour la saluer ; et j'avais déjà été surpris de ne pas la voir au milieu du groupe familial sur les marches où nous venions de descendre. Le tremblement de sa main découvrit la lampe, et je lui prêtai main-forte, moins calme que je ne croyais l'être. Elle me parut un peu pâle, et autour de ses yeux se dessinait une ombre légère, imperceptible pour qui l'avait vue sans la regarder. Elle tourna son visage vers ma mère, qui parlait en ce moment, m'empêchant ainsi de l'examiner à la lumière qui était près de nous ; et je remarquai alors qu'à la tête d'une de ses tresses était un œillet fané ; et c'était sans doute celui que je lui avais donné la veille de mon départ pour la Vallée. La petite croix de corail émaillé que j'avais apportée pour elle, comme celles de mes sœurs, elle la portait autour du cou sur un cordon de cheveux noirs. Elle était silencieuse, assise au milieu des sièges que ma mère et moi occupions. Comme la résolution de mon père au sujet de mon voyage ne s'était pas effacée de ma mémoire, je devais lui paraître triste, car elle me dit d'une voix presque basse :
Le voyage vous a-t-il fait du mal ?
Non, Maria, répondis-je, mais nous avons pris des bains de soleil et nous nous sommes tellement promenés....
J'allais lui dire encore quelque chose, mais l'accent confidentiel de sa voix, la lumière nouvelle de ses yeux dont je m'étonnais, m'empêchèrent de faire plus que la regarder, jusqu'à ce que, remarquant qu'elle était embarrassée par la fixité involontaire de mes regards, et me trouvant examiné par un de ceux de mon père (plus craintif quand un certain sourire passager errait sur ses lèvres), je sortis de la pièce pour aller dans ma chambre.
J'ai fermé les portes. Il y avait les fleurs qu'elle avait cueillies pour moi : je les ai embrassées ; j'ai voulu respirer tous leurs parfums à la fois, en y cherchant ceux des vêtements de Marie ; je les ai baignées de mes larmes.... Ah, vous qui n'avez pas pleuré de bonheur comme cela, pleurez de désespoir, si votre adolescence est passée, parce que vous n'aimerez plus jamais !
Premier amour !… noble orgueil de se sentir aimé : doux sacrifice de tout ce qui nous était cher auparavant en faveur de la femme aimée : bonheur que, acheté pour un jour avec les larmes de toute une existence, nous recevrions comme un don de Dieu : parfum pour toutes les heures de l'avenir : lumière inextinguible du passé : fleur gardée dans l'âme et qu'il n'est pas donné aux déceptions de flétrir : seul trésor que l'envie des hommes ne peut nous arracher : délire délicieux… inspiration venue du ciel… Marie, Marie, comme je t'ai aimée, comme je t'ai aimée, comme je t'ai aimée, comme je t'ai aimée, comme je t'ai aimée…
Chapitre VII
Lorsque mon père fit son dernier voyage aux Antilles, Salomon, un de ses cousins qu'il aimait beaucoup depuis son enfance, venait de perdre sa femme. Très jeunes, ils étaient partis ensemble pour l'Amérique du Sud et, au cours d'un de leurs voyages, mon père était tombé amoureux de la fille d'un Espagnol, intrépide capitaine de vaisseau, qui, après avoir quitté le service pendant quelques années, avait été forcé en 1819 de reprendre les armes pour défendre les rois d'Espagne et qui avait été fusillé à Majagual le 20 mai 1820.
La mère de la jeune femme que mon père aimait exigeait qu'il renonce à la religion juive pour la lui donner comme épouse. Mon père devint chrétien à l'âge de vingt ans. À l'époque, sa cousine aimait la religion catholique, mais il n'a pas cédé à son insistance de se faire baptiser à son tour, car il savait que ce que mon père avait fait pour lui donner la femme qu'il voulait l'empêcherait d'être accepté par la femme qu'il aimait en Jamaïque.
Après quelques années de séparation, les deux amis se retrouvent. Salomon était déjà veuf. Sarah, sa femme, lui avait laissé un enfant qui avait alors trois ans. Mon père le trouva moralement et physiquement défiguré par le chagrin, puis sa nouvelle religion lui apporta des réconforts pour son cousin, réconforts que les proches avaient vainement cherchés pour le sauver. Il pressa Salomon de lui donner sa fille pour l'élever à nos côtés, et il osa proposer d'en faire une chrétienne. Salomon y consentit en disant : "Il est vrai que ma fille seule m'a empêché d'entreprendre un voyage aux Indes, qui aurait amélioré mon esprit et remédié à ma pauvreté ; elle a aussi été mon seul réconfort après la mort de Sarah ; mais si vous le voulez, qu'elle soit votre fille. Les femmes chrétiennes sont douces et bonnes, et votre femme doit être une sainte mère. Si le christianisme apporte dans les malheurs suprêmes le soulagement que vous m'avez donné, peut-être rendrais-je ma fille malheureuse en la laissant juive. Ne le dites pas à nos parents, mais lorsque vous atteindrez la première côte où il y aura un prêtre catholique, faites-la baptiser et changez le nom d'Esther en celui de Marie. C'est ce que dit le malheureux en versant beaucoup de larmes.
Quelques jours plus tard, la goélette qui devait emmener mon père sur la côte de la Nouvelle-Grenade appareillait à Montego Bay. Le bateau léger essayait ses ailes blanches, comme un