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Les civilisés: Roman. Claude Farrère
Читать онлайн.Название Les civilisés: Roman
Год выпуска 0
isbn 4064066079444
Автор произведения Claude Farrère
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
Il fit face à la scène.
La nouvelle chanteuse, enrouée sans doute, venait de s'interrompre net. Confuse et vexée, elle demeurait les bras ballants, prise entre l'ironie contente de ses camarades de planches et la curiosité narquoise du public. C'était une belle fille plantureuse avec des cheveux roux et des yeux rieurs.
Un coup de sifflet partit; des rires fusèrent. Non, la nouvelle chanteuse n'était pas enrouée; c'était plus simple: elle n'avait point de voix, point de voix du tout; elle avait autre chose, des bras agréables, des épaules rondes et une croupe musclée, et sans doute venait-elle à Saïgon dans l'espoir que c'était assez. Pour dire le vrai, Saïgon, d'habitude, n'en demandait pas davantage. Mais ce soir, une mouche musicale avait piqué la salle, et la salle semblait tout près d'exiger que la chanteuse chantât.
Froidement, l'actrice en prit son parti et traversa la scène en traînant ses jupes. Côté cour, elle s'arrêta, fit face et réattaqua la phrase rebelle. Mais c'était trop haut; elle changea de ton, insolente, sans souci de l'orchestre; ce fut trop bas. Les sifflets repartirent. Elle s'arrêta derechef, mit ses poings sur ses hanches, puis, flegmatiquement, philosophiquement, d'une voix très douce qui s'insinua dans toutes les oreilles hostiles, elle prononça: M..., et tourna le dos.
Il y eut un silence suffoqué. Mais, tout aussitôt, quelqu'un applaudit avec fureur, et la chanteuse, plus stupéfaite que personne, se retourna bouche bée. Elle vit un beau garçon élégant qui la dévorait du regard en déchirant ses gants de soie, et, charmée, elle lui jeta un baiser dans une révérence. Mévil, cinglé dans son caprice par ce baiser comme par un coup de fouet, arracha ardemment l'orchidée de sa boutonnière pour la lancer aux pieds de la fille. Et ils se regardèrent en souriant, comme si c'eût été déjà convenu qu'ils coucheraient ensemble.
Après tout, cette comédie à deux personnages en valait une autre, et le public, intéressé, se mit à rire et bientôt battit des mains. Les hommes, leurs yeux allumés, se poussaient du coude; les femmes, méprisantes et jalouses, jetaient quand même leurs fleurs à l'héroïne pour qu'on ne vît pas leur jalousie. Ce fut une façon de succès théâtral que les deux amoureux purent se partager.
Mévil, cependant, interrogeait:
-«Qui est-ce? Comment s'appelle-t-elle?»
Un spectateur s'empressa de fournir la réponse, fort glorieux de se mêler à l'aventure.
—«Elle s'appelle Hélène Liseron, monsieur. Voulez-vous me faire l'honneur de prendre mon programme, monsieur?
—Liseron? dit Fierce. Alors je la connais. Elle était, l'an dernier, la maîtresse de mon camarade Chose, à Constantinople, et quand on le crut tué dans le fameux attentat bulgare, elle s'envoya sans barguigner trois coups de revolver dans la poitrine, dont heureusement pas un ne trouva le bon endroit. On les soigna côte à côte à l'hôpital, elle et lui, et ils s'aimaient si fort que tout le monde prédisait un mariage et que les infirmières laïques en pleuraient d'attendrissement. Trois semaines plus tard, ils se sauvaient chacun de leur côté,—brouillés à mort,—sans avoir d'ailleurs jamais su pourquoi.
—Très bien», dit Torral.
Sans écouter, Mévil griffonnait une carte. Il lut à mi-voix:
«Le docteur Raymond Mévil supplie l'exquise Hélène Liseron de daigner tout à l'heure accepter sa voiture pour rentrer chez elle par le chemin le plus long.»
—«Maintenant, dit-il, on sort. Je vous invite; toi, Fierce, spécialement: une première nuit saïgonnaise, des gens tels que nous ne la dorment pas. Nous enlevons cette femme charmante et nous partons d'abord pour Cholon, lieu idoine à la sorte de fête que je combine. Après Cholon, n'importe où. Et, à l'instar des gens les plus vertueux, je veux que nous voyions demain l'aurore.»
Ils se levèrent. Fierce donna un dernier regard aux loges,—a l'avocat Ariette, plus jaune que tout à l'heure; à sa femme, chaste toujours et magnifiquement impassible après l'infidélité publique de son amant; aux Abel, décemment attentifs au spectacle.... La jeune fille, pareille à un sphinx, était tellement immobile que la pensée revint à Fierce d'une statue d'albâtre aux yeux de diamants incrustés.
—«Mon cher, dit-il à Mévil, près de partir, tu as vraiment tort de dédaigner cette enfant-là. Elle vaut largement la plus jolie femme de la salle.
—La petite Abel? railla Mévil. Tu en as de bonnes!»
Cependant, il regarda, dédaigneusement.
Ne l'avait-il jamais considérée et fut-il étonné d'une beauté peu commune imposée à ses yeux? Fut-il pas plutôt, comme il le prétendit ensuite, ébloui jusqu'à la stupeur par l'arc voltaïque d'une lampe fixée machinalement? Il parut changé en pierre. Plus rien de son corps ne bougea. Sa main, que serra Fierce, pendit insensible. Il fallut le frapper pour qu'il revint à lui.
Ses deux amis le regardaient avec inquiétude; il baissa sur eux des yeux troubles, embués.
—«C'est idiot,» souffla-t-il, d'une voix imperceptible.
Il passa sa main sur son front et gagna la porte sans plus rien dire.
Mais, dehors, il parla d'un ton naturel et comme si rien n'était.
—«Au fait, oui. Elle n'est plus si petite fille que ça. Elle fera une très jolie madame.»
VI
Les chevaux annamites, gros comme des ânes, vifs comme des écureuils, traînaient la victoria d'une allure folle, avec des ruades et des bonds. Le saïs indigène poussait ses bêtes parce que la rue large était déserte et claire d'électricité. Et dédaigneux des hommes blancs, il ne se retournait pas sur son siège pour les voir.
Ils avaient attendu longtemps à la porte du théâtre, et Mévil, mal remis de son malaise mystérieux, avait piétiné le trottoir avec fièvre. Puis, la chanteuse venue, hésitante et mutine, il s'était jeté vers elle avec une sorte d'avidité, et l'avait entraînée comme une proie. Ils étaient montés tous quatre dans la voiture trop étroite, et, les présentations faites, courtes, aucun n'avait plus parlé.
Mévil, assoiffé, avait conquis tout d'abord les lèvres de la femme. Elle, pas coquette, rendait franchement la caresse. Ils demeuraient étreints, leurs dents heurtées à chaque cahot;—cependant que Torral et Fierce, froids, les regardaient.
Torral alluma une cigarette, avec des précautions pour ne brûler personne, car on était empilé. Fierce vit une main d'Hélène Liseron qui pendait, abandonnée et molle; il la prit, la caressa, se pencha pour appuyer sa bouche dans la paume,—puis la laissa aller, et fixa songeusement la cigarette de Torral, tel un petit phare rouge dans la nuit.
La victoria sortit des rues et entra dans le jardin,—ce parc unique sur les trois continents de la planète. Ils frissonnèrent tous les quatre: un parfum asiatique, fleurs, poivre, fauves et encens pourri, montait comme une marée,—et les engloutit. Il n'y avait pas de brise, mais quand même, les feuilles des bambous bruissaient, et cela faisait un son pointu, comme le baiser des deux amants toujours joints. Dans les buissons, derrière les grilles invisibles, les tigres, les panthères, les éléphants, toutes les bêtes prisonnières, mal endormies dans leurs cages, s'ébrouèrent sourdement quand l'attelage passa; il y eut des souffles rauques et des prunelles phosphorescentes; les chevaux hennirent et trottèrent plus vite.
Après, ce fut l'arroyo qui borne le Jardin et le pont de briques roses; l'eau coulait si muette et si noire, que l'arche semblait enjamber du néant. La campagne, au delà, commençait,—avec des villages de cañhas indigènes trop basses pour qu'on les vit dans la nuit.
Hélène