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Le Robinson suisse ou Histoire d'une famille suisse naufragée. Johann David Wyss
Читать онлайн.Название Le Robinson suisse ou Histoire d'une famille suisse naufragée
Год выпуска 0
isbn 4064066086046
Автор произведения Johann David Wyss
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
Nous sautons ensemble sur nos armes, qui heureusement étaient chargées, et au même instant nous voyons passer avec la rapidité de l'éclair, presque à la surface de l'onde, un monstrueux requin. Fritz fit feu avec tant de bonheur et d'adresse qu'il l'atteignit à la tête; l'animal tourna à gauche, et une longue trace de sang nous prouva qu'il était bien touché.
Nous nous tînmes toutefois sur nos gardes; Fritz rechargea son fusil, et moi je fis force de rames; mais le reste de la traversée ne fut point troublé, et nous abordâmes bientôt dans un endroit où nos bêtes trouvèrent pied et gagnèrent facilement la terre. Nous y sautâmes nous-mêmes, et nous commençâmes à dépêtrer notre bétail. J'étais assez inquiet de ne pas voir mes enfants, car il se faisait tard, et je ne savais où les chercher, quand tout à coup un cri de joie retentit, et nous fûmes bientôt environnés de la petite famille, qui nous accueillit et tomba dans nos bras.
Ma femme admira l'idée que nous avions eue. «Je n'aurais jamais imaginé cet expédient, disait-elle; car je dois t'avouer que je me suis plusieurs fois fatigué la tête en voulant aviser au moyen de transporter ce bétail, et n'en pouvais trouver aucun.
—Eh bien, lui dis-je, honneur à Fritz! car c'est lui qui l'a trouvé.»
Nous nous étions mis à déballer notre cargaison, lorsque Jack vint à nous majestueusement assis sur le dos de l'âne entre les deux tonnes, qu'il portait encore. Je m'approchai pour l'aider à descendre, et je m'aperçus alors pour la première fois qu'il avait une ceinture jaune dans laquelle il avait passé deux petits pistolets.
«Qui a pu t'équiper ainsi?
—Moi-même. Regardez aussi nos chiens, mon cher papa.»
Je remarquai alors que nos deux braves dogues avaient le cou entouré d'un collier de même peau, hérissé de clous.
«Mais comment as-tu pu confectionner tout cela?
—La peau du chacal en a fait tous les frais; j'ai taillé le cuir, et maman l'a cousu.»
Je complimentai mon petit corroyeur sur son adresse; mais Fritz ne put voir sans chagrin l'usage qu'on avait fait de son chacal. Je le réprimandai de sa mauvaise humeur. Fritz ne répondit rien; mais, comprenant mon reproche, il détourna les yeux.
Tout en causant, je m'aperçus que mon petit Jack exhalait une odeur insupportable, et je l'engageai à s'éloigner un peu. Cette remarque lui mit à dos tous ses frères, qui lui criaient sans cesse: «Plus loin! plus loin!» Mais le plaisir lui bouchait les narines, et il n'en tenait aucun compte. Je m'interposai enfin pour lui faire quitter sa ceinture, et il aida ses frères à jeter dans l'eau le cadavre du chacal, qui commençait à répandre aussi une odeur infecte. Ensuite, comme il n'y avait rien de préparé pour notre souper, je commandai à Fritz de m'aller chercher un jambon. Tous mes enfants me regardèrent d'un air étonné; mais leur joie fut extrême quand ils virent leur frère revenir portant un énorme jambon.
«Pardonne-moi ma négligence, me dit alors ma femme; j'ai là une douzaine d'œufs de tortue; si tu veux, j'en ferai une omelette.
MOI. Comment! des œufs de tortue?
ERNEST. Mon père, ce sont bien des œufs de tortue; nous les avons trouvés dans le sable, au bord de la mer.
LA MÈRE. Oui, et c'est toute une histoire, que je vous raconterai, si vous voulez bien.»
Il fut convenu que son histoire prendrait place au dessert, et tandis qu'elle faisait cuire son omelette, nous allâmes débarrasser notre bétail des corsets. Le cochon nous donna tant de mal, que Fritz alla chercher les deux chiens, qui le prirent chacun par une oreille et le réduisirent bientôt à l'obéissance. Ernest était tout joyeux de trouver un âne pour lui porter ses fardeaux, et il en témoignait hautement sa joie.
Cependant ma femme avait fini son omelette. Nous nous assîmes autour de la tonne de beurre, et, munis de cuillers, de couteaux, de fourchettes et d'assiettes, nous commençâmes le repas. Nos chiens, nos poules, notre bétail, se pressaient autour de nous et se disputaient les miettes de notre festin. Les oies et les canards se régalaient dans le ruisseau de petits crabes et barbotaient à plaisir. Le repas fut gai; au dessert, Fritz fit sauter le bouchon d'une bouteille de vin des Canaries qu'il avait trouvée dans la chambre du capitaine. J'invitai alors ma femme à nous raconter l'histoire de ses travaux pendant notre absence, et après une pause de quelques instants elle commença ainsi:
Récit de ma femme.—Colliers des chiens—L'outarde.—Les œufs de tortue.—Les arbres gigantesques.
«Tu feins d'être impatient d'entendre mon récit, me dit-elle en souriant, et tu ne m'as pas laissé placer un mot de toute la soirée. Mais je n'en perdrai rien; la parole est comme l'eau: plus elle s'est amassée, plus elle coule vite. Le premier jour de votre absence ne vaut pas la peine qu'on en parle, car notre train de vie ne fut nullement changé. Mais ce matin, étant sortie de la tente bien longtemps avant mes enfants, et ayant aperçu votre signal, qui me causa une joie extrême, je me pris à réfléchir sur notre position et à rêver aux moyens de l'améliorer. Il est impossible, me disais-je, de rester toute la journée sans abri, au soleil, sur cette terre brûlante; allons plutôt dans cette vallée ombragée dont mon mari et Fritz nous ont fait de si belles descriptions.
«Tandis que je réfléchissais ainsi, mes enfants s'étaient éveillés. Jack, armé d'un couteau qu'il aiguisait de temps en temps sur le roc, s'était glissé près du chacal de Fritz et lui avait coupé sur le dos deux larges bandes de peau, qu'il travaillait à débarrasser de toutes ses chairs. Je l'aurais laissé faire; mais j'entendis bientôt Ernest lui crier: «Ô le malpropre! le vilain malpropre!—Comment! répliqua, celui-ci, qu'y a t-il de sale à faire deux colliers à nos chiens?» Je m'interposai pour terminer la querelle, qui commençait à s'échauffer; je blâmai Ernest de sa répugnance, et j'aidai mon petit bonhomme à terminer son ouvrage, car ses mains et ses habits étaient déjà tout sales. Lorsque les deux bandes furent complètement nettoyées, il les transperça d'une quantité suffisante de longs clous pointus à large tête plate; puis, ayant coupé un morceau de toile à voile deux fois aussi large, il l'appliqua en double sur la tête des clous, et me donna l'agréable besogne de coudre la toile sur cette peau infecte. Je le remerciai de l'honneur qu'il voulait bien me faire; mais, en voyant l'embarras du pauvre petit, qui ne savait comment employer le fil et l'aiguille que je lui avais donnés, j'eus enfin pitié de lui, et je fis ce qu'il voulut.
«Quand les deux colliers furent terminés, il me pria de lui coudre en outre une autre bande qu'il destinait à lui servir de ceinture pour mettre des pistolets. J'y consentis encore une fois, et, quand tout fut terminé, je lui fis observer qu'en se séchant ses colliers se racorniraient. En conséquence, et d'après les conseils d'Ernest, il les cloua au soleil sur une planche et les laissa dans cet état. Je fis alors part à ma petite famille de mon projet d'excursion, et ce fut une joie pour eux tous d'entreprendre ce voyage avant que leur père et Fritz fussent de retour. Nous nous équipâmes de notre mieux; au lieu d'un couteau de chasse je pris une hache, et, accompagnés des deux chiens, nous partîmes, en suivant, comme vous l'aviez fait, le cours du ruisseau. Conduits par Turc, qui connaissait le chemin, nous arrivâmes bientôt à l'endroit où vous l'aviez traversé. En sautant de pierre en pierre, Ernest fut bientôt à l'autre bord. Jack, dont les jambes étaient plus courtes, le suivit en se jetant dans l'eau quand il ne savait où mettre le pied, au risque de glisser et de boire