Скачать книгу

paysage—L'âme de Lucien

       Table des matières

      Quand le garçon à mine d'infirmier m'ouvrit la chambre du n°9, il pouvait être dix heures du matin. Le déjeuner fumait sur la table à laquelle Lucien tournait le dos, occupé qu'il était à regarder par la fenêtre.

      Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables à celui qu'on embrasse, par une belle matinée d'été, des vilaines petites croisées, ouvertes sur les derrières de la maison de santé du Dr Chapart. (Système Chapart, sirop Chapart, liqueur Chapart pour usage externe. On donne la brochure.)

      Ce paysage fut la première chose que je vis en entrant. Il me frappa. Je découvrais la ville immense, enveloppée d'une brume diaphane dans un lointain qui poudroyait de lumière. Les dômes et les clochers, les pavillons et les tours semblaient nager au-dessus de ce brouillard aux ondes nacrées de gris, de rose et d'or tandis qu'à perte de vue, les campagnes de l'ouest et du sud relevaient brusquement leurs contours, détachés sur l'azur laiteux de l'horizon.

      Je n'eus qu'un coup d'œil pour ce paysage, car Lucien Thibaut, appuyé sur la barre de la fenêtre, se redressa au bruit de mon entrée et se retourna lentement vers moi.

      Tout le reste disparut à mes yeux. Je demeurai tout entier en proie au sentiment d'angoisse qui s'empara de moi à sa vue.

      Angoisse? Pourquoi? Ce mot peint-il ma pensée? Dit-il trop ou ne dit-il pas assez?

      Je retrouvais Lucien rajeuni, après ces dix années qui faisaient juste le tiers de notre âge à tous les deux.

      L'homme de trente ans m'apparut sous un aspect plus juvénile que l'adolescent achevant sa vingtième année.

      Telle fut mon impression bien marquée. Cela me serra le cœur.

      Ses traits avaient subi une sorte d'effacement; son teint était plus clair et presque transparent. Tout en lui était affaibli et comme amoindri. Il y avait une insouciance d'enfant dans la souriante placidité de sa physionomie.

      Au collège, Lucien était incomparablement le plus beau d'entre nous, mais comme il faut, de toute nécessité, trouver quelque tache à toute œuvre de Dieu ou des hommes, nous lui reprochions volontiers la perfection même de sa beauté.

      C'était trop. Cela ne se devait pas. Le droit d'être joli à ce point-là n'appartient qu'à l'autre sexe.

      Lucien avait la bravoure d'un lionceau. Il était magnifique quand il se ruait sur le tas des railleurs. Il châtiait surtout sévèrement ceux qui affectaient de le traiter en demoiselle. J'ai porté de ses marques.

      Ce genre de moquerie avait attaqué son caractère. De l'enfant le plus doux qui fût au monde, il était devenu ombrageux, querelleur, presque cruel.

      Non seulement il n'avait aucune des coquetteries de son âge, mais sa trop jolie figure lui faisait honte positivement. Il essayait de s'enlaidir.

      Plus tard, et pour protester encore contre le hasard de sa trop bonne mine, il s'était fait, à l'école de droit, une tête de puritain farouche, ce qui ne nuisait en rien au naturel le plus aimable et le plus gai que j'aie rencontré en ma vie.

      Mais il était content positivement quand on lui disait qu'il avait la touche d'un mauvais gars.

      Aujourd'hui, toute préoccupation de ce genre avait évidemment pris fin. Il se laissait être joli.

      Je ne dirai pas qu'il était redevenu lui-même, car l'expression de son regard s'était dérobée et comme éteinte, mais à part ce rayon généreux qui brillait autrefois si gaiement dans sa prunelle, tout en lui avait fait retour vers l'adolescence.

      Rien de tout cela n'était précisément de nature à vous serrer le cœur. Et pourtant, quand il me regarda, j'éprouvai d'une façon très nette le contrecoup d'une douleur sourde, mais terrible.

      J'eus froid.

      Et j'eus peur.

      Il me tendit la main comme si nous nous fussions séparés de la veille. Son regard ne laissait percer ni émotion ni surprise.

      —Te voilà, me dit-il, tu viens tard.

      Puis, désignant du doigt le panorama de la grande ville, noyé dans les lumières de son brouillard, il ajouta:

      —Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens, vois, sur la gauche, là-bas, au bout du troisième jardin, voilà deux maisons neuves qui percent les arbres. La semaine dernière on ne les apercevait pas, la semaine prochaine nous verrons un drapeau sur leur toiture. Paris pousse vite, mais Paris a beau grandir, grandir, je l'embrasse d'un coup d'œil. C'est à la lettre, regarde plutôt! Il n'y a pas un autre endroit comme celui-ci: rien ne m'échappe. Je suis venu ici pour la chercher. Penses-tu que je la retrouverai?

      Ses yeux se détournèrent de moi et il reprit un peu plus bas:

      —Comment vas-tu ce matin?

      Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialité paisible des gens qui se rencontrent tous les jours. Je n'avais pas encore ouvert la bouche.

      Malgré moi, j'interrogeais son visage et c'était là peut-être ce qui avait détourné de moi ses yeux. Je cherchais en lui quelque signe de maladie, car j'eusse presque désiré le retrouver malade.

      Mais rien. Ses lèvres étaient fraîches; ses joues ne me paraissaient ni trop rouges, ni trop pâles; son front s'éclairait, à la fois poli et mat, comme celui d'une fillette. Il me dit encore:

      —Tu as peut-être bien fait de rester garçon, toi, Geoffroy, avec ton caractère. Si tu voulais faire un choix, c'est le bon âge. Y songes-tu? moi, j'aurais eu des idées de mariage....

      Il hésita, et son regard furtif revint vers moi.

      —Oui, reprit-il, c'était dans mes goûts. J'aurais pensé à me marier sans l'exemple de ce pauvre Lucien.... Lucien Thibaut. Tu ne l'as pas oublié, je suppose? Il prononça ainsi son propre nom comme s'il eût parlé de quelque autre camarade à nous.

      À part la furtive œillade qu'il venait de me lancer, toute sa physionomie peignait la sérénité et même l'indifférence.

      Quant à moi, la vague impression de terreur qui me poursuivait depuis mon entrée, prit un corps. La pensée me vint qu'il était fou. Et, aussitôt né, ce soupçon prit les proportions d'une certitude. L'étonnement qui se peignait sans doute dans mes yeux le trompa. Il me demanda d'un ton de reproche affectueux:

      —Est-ce que tu aurais oublié Lucien? Ce serait mal, Geoffroy, Lucien était notre meilleur ami.

      —Non, certes, répondis-je, en faisant effort pour me remettre. Ce bon, ce cher Lucien! Je n'ai eu garde de l'oublier.

      —À la bonne heure, à la bonne heure! fit-il par deux fois. C'est que tu as tant couru le monde! Ta vie a été bien heureuse, et les heureux, vois-tu....

      Il n'acheva pas et reprit:

      —Je suis content, très content que tu n'aies pas oublié Lucien. Il est dans l'embarras. Tu pourras nous être très utile et il avait compté sur toi.

      Sa voix baissait peu à peu, arrivant au ton de la confidence.

      —C'est, continua-t-il, une affaire assez malaisée. Beaucoup de circonstances un peu extraordinaires, Lucien s'y perd. Il n'en parle jamais et il ne faut pas même qu'il se doute....

      Cette phrase resta inachevée.

      Ses grands yeux de malade qui brillaient d'un fugitif éclair s'étaient fixés tout à coup quelque part dans le lointain de Paris. J'essayai de suivre leur direction, mais je ne vis rien, sinon le paysage parisien à la fois resplendissant et confus.

      Après une minute de silence, Lucien secoua la tête avec lenteur en disant:

Скачать книгу