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Pile et face. Lucien Biart
Читать онлайн.Название Pile et face
Год выпуска 0
isbn 4064066086251
Автор произведения Lucien Biart
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
Peu à peu on pénétrait dans la grande rue où Mademoiselle et son compagnon suffisaient à peine à répondre aux bonsoirs qui les accueillaient. Bientôt on apercevait Catherine, installée sur le seuil de la maison, inquiète, comme toujours, de l'absence de sa maîtresse. Le plus souvent, le docteur prenait place à table, et, à l'heure du café, Dieu sait si le monde était réformé et l'humanité heureuse!
«Tu verras tout cela, toi, disait-il en caressant la joue de son filleul, qui luttait contre le sommeil; le progrès…»
A ce mot, Gaston fermait les yeux, croyant les ouvrir, et se trouvait transporté sur la place du marché. L'église, la vieille tour, les deux écussons du notaire et l'énorme rasoir qui servait d'enseigne au coutelier lui apparaissaient noyés dans une lumière éblouissante. Cinq ou six soleils brillaient dans le ciel, et les passants, par la mise et les traits, ressemblaient à Mademoiselle, à Catherine ou au docteur. C'est ainsi que l'enfant voyait en rêve le monde perfectionné de son parrain; aux hommes devenus bons, il ne pouvait prêter une autre forme que celle des êtres dévoués qui ne savaient que lui sourire depuis qu'il était né.
Un soir de l'automne de 1842, un vent furieux, âpre, glacial, ébranlait les maisons de Houdan et présageait le retour de l'hiver. Neuf heures sonnaient; Catherine tricotait près de Mademoiselle; Gaston, établi sur une chaise, lisait à haute voix un conte de Berquin. Le petit garçon interrompait parfois sa lecture pour écouter la bise siffler dans la cheminée ou le bruit de la girouette, qui représentait un chasseur visant un gibier imaginaire. Catherine levait alors les yeux, mais sa maîtresse, perdue dans une rêverie, semblait ne pas s'apercevoir de l'interruption. C'est que, l'âme émue, elle prêtait l'oreille aux plaintes désespérées de la rafale, qui tantôt murmurait avec une voix plaintive et tantôt rugissait comme irritée.
«Catherine, dit Gaston à voix basse en posant son livre sur les genoux de la vieille bonne, qui est le plus fort, le vent ou les arbres?
—Le vent, monsieur Gaston, car il déracine jusqu'aux chênes.
—Comment peut-il être aussi fort, puisqu'on ne le voit pas?
—On ne voit pas Dieu qui pourtant est plus fort que le vent, dit
Catherine en introduisant une de ses longues aiguilles sous sa coiffe.»
L'enfant allait reprendre sa lecture; mais il releva de nouveau la tête:
«Pourquoi le vent fait-il semblant de rire et de pleurer? demanda-t-il; écoute…
—Il pleure lorsqu'il passe sur le cimetière, répondit la Normande, qui se signa.
—Et pourquoi rit-il?»
En ce moment, le marteau de la porte retentit.
Mademoiselle tressaillit; ses yeux inquiets interrogèrent ceux de
Catherine, qui restait bouche béante.
«On dirait…», murmura-t-elle sans pouvoir achever.
Le marteau résonna de nouveau; la servante s'élança: il y eut un grand bruit de voix, puis Catherine reparut précédant M. Alexis de La Taillade et son épouse, la propriétaire du Cœur-Enflammé.
III
LA PROPRIÉTAIRE DU CŒUR-ENFLAMMÉ.
A la vue de son frère, Mademoiselle se rapprocha de Gaston; ses lèvres pâlirent, ses yeux se remplirent de larmes, et son bras droit s'étendit vers la tête bouclée de l'enfant, comme pour le protéger. Le soudard n'avait guère changé depuis son départ. Sa face niaise, bouffie, rugueuse, marbrée de plaques rouges, apparaissait au-dessus d'un col noir éraillé. Il était vêtu d'un pantalon de drap clair et d'une de ces longues redingotes dites à la propriétaire, dont les Allemands perpétuent la mode à Paris. D'une main, il tenait gauchement un chapeau gris, de l'autre la fameuse pipe noire dans le fourneau de laquelle plongeait un de ses doigts. Il salua militairement et demeura immobile, tandis que sa femme s'avançait de quelques pas.
«C'est ton môme? s'écria-t-elle en désignant Gaston, il est gentil.»
La nouvelle marquise de La Taillade, qui pouvait avoir une quarantaine d'années, en représentait au moins cinquante. C'était une grande femme sèche, anguleuse, à la peau jaune, aux yeux de fouine, et dont une dent malvenue entr'ouvrait les lèvres minces. Coiffée d'un de ces bonnets de laine si fort à la mode vers 1840, elle portait, suspendu au bras gauche, l'indispensable cabas d'alors. Drapée dans un châle de laine, étranglée dans une robe d'indienne, chaussée de socques qui la grandissaient encore, elle n'avait rien d'avenant, en dépit du sourire qu'elle ébauchait à l'adresse de sa belle-sœur. En somme, le noble couple, dont l'écusson portait une fleur de lis, ressemblait, à s'y méprendre, à ces chanteurs ambulants dont le type primitif a disparu comme les socques, les bonnets de laine et les cabas.
Tout en continuant la grimace qui lui servait de sourire, Mme de La Taillade se pencha vers Gaston. L'enfant recula et se tapit derrière sa tante, toujours immobile. Mademoiselle sentait son cœur bondir et ne pouvait parler. Elle contemplait son étrange belle-sœur avec une surprise douloureuse, et les deux larmes suspendues à ses cils coulèrent enfin. Devenue écarlate à cette vue, Catherine retroussa ses manches, frotta avec énergie ses bras nus, fit craquer ses doigts, tandis que son regard se promenait de M. de La Taillade à sa femme, puis s'arrêtait sur une énorme paire de pincettes qui reluisait au coin de la cheminée. La brave fille se demandait sans doute si l'heure n'était pas venue de sauver à la fois Mademoiselle et Gaston en assommant d'un seul coup les deux intrus.
Mme de La Taillade s'était avancée d'un pas, ses prunelles, dures et luisantes comme celles des animaux carnassiers, se fixèrent sur la sœur de son mari, qui peu à peu reprenait son sang-froid.
«Embrassez votre père, Gaston, dit Mademoiselle, dont la voix tremblante trahissait l'émotion intérieure.»
L'enfant leva vers sa tante ses grands yeux limpides et se dirigea avec lenteur vers celui qu'on lui ordonnait d'embrasser.
«Bonsoir, monsieur», dit-il en présentant son front.
Le soudard, un moment embarrassé, plaça son chapeau et sa pipe sur le marbre de la cheminée, considéra un instant son fils et lui prit la tête entre ses deux grosses mains.
«Une, deux…, hope-là, mon luron! s'écria-t-il en le soulevant de terre.»
Gaston ainsi suspendu devint pâle.
«Vous me faites mal», murmura-t-il.
M. de La Taillade, interdit du peu de succès de sa gentillesse, le laissa retomber.
«Et moi, mon mignon, ne m'embrasses-tu pas? dit Mme de La Taillade, qui tenta de saisir l'enfant au passage.»
Comme un oiseau qui fuit la griffe d'un chat, Gaston se jeta dans la jupe de Catherine.
«Petit grincheux, ne sais-tu pas que je suis ta maman?
—Ma mère est au ciel, répondit Gaston aussitôt qu'il se vît hors d'atteinte.
—Mais c'est moi qui la remplace», reprit la grande femme.
L'enfant secoua sa jolie tête bouclée et se pressa plus fort contre
Catherine qui, sur un signe de Mademoiselle, disparut avec son favori.
Il y eut un moment de silence. Mme de La Taillade ne cessait de regarder sa belle-sœur; Alexis soufflait dans le tuyau de sa pipe qui crépitait; Mademoiselle, debout, chiffonnait la collerette qu'elle raccommodait quelques minutes auparavant.
«Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, ma chère sœur», dit enfin l'horrible femme d'un ton ironique.
Les