ТОП просматриваемых книг сайта:
L'Immortel. Alphonse Daudet
Читать онлайн.Название L'Immortel
Год выпуска 0
isbn 4064066089313
Автор произведения Alphonse Daudet
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
Il se rassura. Évidemment elle ne savait rien, tirait au hasard. Mais ce mot de paperasses lui restait sur le coeur; des pièces autographiques sans rivales, des lettres signées Richelieu, Colbert, Newton, Galilée, Pascal, des merveilles acquises pour un morceau de pain et qui représentaient une fortune. «Oui, madame, une fortune.» Il se montait, citait des chiffres, des offres qu'on lui avait faites, Bos, le fameux Bos de la rue de l'Abbaye, et il s'y connaissait, celui-là! prêt à donner vingt mille francs rien que pour trois pièces de la collection, trois lettres de Charles-Quint à François Rabelais.
«Des paperasses, ah! oui-da!»
Mme Astier l'écoutait stupéfaite. Elle savait bien que depuis deux ou trois ans il s'était mis à collectionner des vieux papiers, il lui parlait quelquefois de ses trouvailles, qu'elle écoutait de cette oreille distraite et vague d'une femme qui entend la même voix d'homme depuis trente ans; mais jamais elle n'aurait pu supposer... Vingt mille francs pour trois pièces!... et comment n'acceptait-il pas?
Le bonhomme éclata comme un coup de mine:
«Vendre mes Charles-Quint!... Jamais!... Je vous verrais tous manquer de pain, aller aux portes, je n'y toucherais pas, entendez-vous!» Il frappait sur la table, très pâle, la bouche en avant, maniaque et féroce; un Astier-Réhu extraordinaire que sa femme ne connaissait pas. Les êtres ont ainsi dans le rayonnement subit d'une passion des aspects ignorés de leurs plus intimes. Presque aussitôt, redevenu très calme, l'académicien s'expliqua, un peu honteux; ces documents lui étaient indispensables pour la confection de ses livres, maintenant surtout qu'il n'avait plus les archives des Affaires étrangères. Vendre ces matériaux, ce serait renoncer à écrire! Aussi songeait-il plutôt à les accroître. Et finissant sur une note ambre et tendre où l'on sentait tous les regrets, toutes les déceptions de sa paternité: «Après moi, monsieur mon fils vendra, s'il lui convient, et puisqu'il ne veut qu'être riche, je vous garantis qu'il le sera.
—Oui, mais en attendant...»
Ce fut dit, cet «en attendant,» d'un petit ton flûté si monstrueusement naturel et tranquille, que Léonard, outré de jalousie contre ce fils qui lui tenait tout le coeur de sa femme, riposta dans un solennel coup de mâchoire:
«En attendant, madame, que les autres fassent comme moi... Je n'ai pas d'hôtel, moi, ni de chevaux, ni de charrette anglaise. Le tramway me suffit pour mes courses et, comme appartement, un troisième sur entresol où je suis la proie de Teyssèdre; je travaille nuit et jour, j'entasse les volumes, deux, trois in-8o par an, je suis de deux commissions de l'Académie, je ne manque pas une séance, je figure à tous les enterrements, et même, l'été, je n'accepte aucune invitation de campagne pour ne pas perdre un seul jeton. Je souhaite à monsieur mon fils, quand il aura soixante-cinq ans, de montrer le même courage!»
C'était la première fois depuis longtemps qu'il parlait de Paul, et avec cette âpreté. La mère en restait saisie, et dans le regard en dessous, presque cruel, qu'elle jetait à son mari, perçait comme un respect qui n'y était pas tout à l'heure.
«On sonne... dit vivement Léonard, déjà levé, la serviette au dos de sa chaise... Ce doit être mon homme.
—Quelqu'un pour madame... Ils commencent de bonne heure, aujourd'hui!...»
Corentine posait une carte au bord de la table, de ses gros doigts de cuisine essuyés vivement à son tablier. Mme Astier regarda la carte. «Vicomte de Freydet;» un éclair traversa ses yeux... Et tout haut, d'un ton posé qui cachait sa joie: «M. de Freydet est donc à Paris?...
—Oui, pour son livre...
—Ah! mon Dieu! son livre... Et moi qui ne l'ai pas encore coupé... De quoi ça parle-t-il, ce livre-là?...»
Elle précipitait ses dernières bouchées, lavait le bout de ses doigts blancs dans son verre pendant que son mari lui donnait distraitement quelques notions sur le nouveau volume de Freydet... Dieu dans la Nature, poème philosophique... En instance pour le prix Boisseau... «Oh! il l'aura, n'est-ce pas?... Il faut qu'il l'ait... Ils sont si gentils, lui et sa soeur... Il est si bon pour cette pauvre paralytique.»
Astier eut un geste évasif. Il ne pouvait répondre de rien, mais il recommanderait certainement Freydet, qui lui semblait en progrès réel. «Mon appréciation personnelle, s'il vous la demande, est celle-ci: il y en a encore un peu trop pour mon goût, mais beaucoup moins que dans ses autres livres. Et dites-lui que son vieux maître est content.»
De quoi y avait-il trop? de quoi y avait-il moins? Mme Astier le savait probablement, car sans demander d'explications, elle sortit de table et passa, toute légère, dans le cabinet transformé en salon pour ce jour-là.
Derrière elle, Léonard Astier, de plus en plus préoccupé, émietta quelques instants avec son couteau ce qu'il restait de fromage d'Auvergne dans son assiette; puis dérangé de ses réflexions par Corentine, qui desservait en hâte sans prendre garde à lui, il se leva péniblement, et remontant dans sa soupente par un petit escalier en échelle de moulin, il vint reprendre sa loupe et le vieux grimoire dont l'examen l'absorbait depuis le matin.
II
«Hep!... hep!...» Sur le charreton à deux roues qu'il conduit lui-même, correct et droit, les guides hautes, Paul Astier file bon train vers son mystérieux déjeuner d'affaires: le Pont-Royal, les quais, la place de la Concorde. Dans ce décor de terrasses, de verdure et d'eau, avec un peu de fantaisie en tête, il pourrait croire que c'est l'aile de la fortune qui l'emporte, tant la route est unie, la matinée splendide; mais le garçon n'a pas le crâne mythologique et, tout en roulant, il inspecte les cuirs neufs de l'attelage, s'informe du grainetier au jeune groom râblé, tassé auprès de lui, l'air blagueur et rageur d'un petit ratier d'écurie. Encore un, paraît-il, ce grainetier, qui renâcle sur la fourniture. «Ah!» fait Paul distraitement, occupé déjà d'autre chose. Les confidences de sa mère lui trottent dans l'esprit... Cinquante-trois ans, la belle Antonia!... Ce dos, ces épaules, le plus parfait décolletage de la saison. Ce n'est pas Dieu croyable!... «Hep! là...» Il se la rappelle à Mousseaux, l'été dernier, levée avant tout le monde, courant le parc avec ses chiens dans la rosée, cheveux au vent, la bouche fraîche... Ça n'avait pourtant pas l'air d'une femme fabriquée... même qu'un jour, en landau, il s'est fait remiser, oh! mais remiser, sans un mot, rien que d'un coin d'oeil, comme un domestique, pour avoir seulement frôlé une jambe d'Hébé, longue, fine, solide... Cinquante-trois ans, cette jambe-là, jamais de la vie!... «Hep! hep! gare donc! Est-il traître, ce tournant du rond-point et de l'avenue d'Antin...» C'est égal! un sale coup qu'on lui monte, à cette pauvre femme, de lui marier son prince. Car enfin, m'man a beau dire, le salon de la duchesse leur a rudement servi à tous... Est-ce que le père serait de l'Académie, sans elle? lui-même, toutes ses commandes... Et l'héritage Loisillon, la perspective de ce beau logement sous la coupole... Non, décidément, les femmes, comme rosserie!... Et avec ça que les hommes... Ce d'Athis, quand on pense tout ce qu'elle a fait pour lui... Ruiné, vidé, une loque, lorsqu'ils se sont connus. Aujourd'hui, ministre plénipotentiaire, membre de l'Académie des sciences morales et politiques pour un livre dont il n'a pas écrit un mot: La Mission de la femme dans le Monde! Et pendant qu'elle travaille à lui décrocher une Ambassade, lui n'attend que le décret de l'Officiel pour filer à l'anglaise et, après quinze ans d'un bonheur sans mélange, poser à sa duchesse un de ces lapins!... En voilà un qui l'a comprise, la mission de la femme dans le monde!... Faudrait voir à ne pas être plus serin que lui... «Hep! hep!... porte, s'il vous plaît!»
Le monologue est fini, le charreton en arrêt devant un hôtel de la rue de Courcelles dont le portail s'ouvre à deux battants, très lent, très lourd, comme faisant une besogne dont il aurait perdu depuis longtemps l'habitude.
;">