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L'homme qui assassina: Roman. Claude Farrère
Читать онлайн.Название L'homme qui assassina: Roman
Год выпуска 0
isbn 4064066079260
Автор произведения Claude Farrère
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
Au pont, la deuxième étape commence. Je m'embarque sur un gros vapeur à roues, abondamment empanaché de fumée très noire.—Le bon Dieu patafiole l'ignoble charbon de ce pays! Je n'en ai jamais vu qui barbouillât le ciel d'une encre si tenace.... Six heures à la turque,—midi cinquante: l'appareillage, exact comme un départ de train. Coups de sifflets, cascades d'eau fouettée par les aubes, hurlements polyglottes de tous côtés, et désarroi de caïques et de barques devant l'étrave qui s'ébranle: cette Corne d'Or grouille toujours d'un tel entassement d'embarcations, que c'est à se demander comment toutes ces coques ne s'écrasent pas les unes contre les autres. Le vapeur à roues—chirket haïrié, d'après le nom de sa compagnie—n'en frôle pourtant pas une seule et ne met pas cinq minutes à se dégager de la cohue: c'est comme d'un coup de baguette magique. Et le panorama se déroule: à gauche, Péra, très embelli quand on le voit de loin; à droite, Stamboul, splendide; devant, Skutari d'Asie, un vrai bois de platanes, de figuiers et d'acacias, avec quantité de petites maisons violettes qui se blottissent sous les feuillages. Le chirket haïrié contourne Péra,—et voici le Bosphore.
Le Bosphore, n'est-ce pas? on sait ce que c'est: onde de lapis, palais de marbre, firmament de saphir, et sultanes pareilles à des perles penchées sur ce gouffre où tôt ou tard on les jettera.—Oui. Eh bien, ça n'est pas ça, mais pas du tout.
L'eau n'est pas de lapis, et le ciel n'est pas de saphir. Le gris et le blond dominent partout, avec une sorte de vapeur mauve qui flotte autour de chaque ligne et qui atténue chaque teinte. Il y a des palais de marbre, mais très peu: huit ou dix, éparpillés sur deux rives longues chacune de vingt bons kilomètres. Le Bosphore est bien plus long qu'on ne l'imagine. C'est un très beau fleuve, sinueux, bordé de coteaux joliment boisés qui le serrent de tout près et l'encaissent. Au pied de ces coteaux beaucoup de villages s'alignent le long des rives, en files continues de petites maisons turques, moitié terrestres, moitié aquatiques, car bien des terrasses de planches équarries sont appuyées sur pilotis. Çà et là un bout de quai en vieilles dalles ébréchées; une grande villa, un yali de pierres roses ou de bois ancien, violet; une mosquée blanche à belle coupole, avec son minaret pareil à un cierge; et quelquefois un cimetière turc qui descend par étages jusque dans le courant—un cimetière planté de hauts cyprès et de saules transparents, où fourmillent les petites stèles musulmanes bleues ou vertes, historiées d'épitaphes d'or. Le charme de tout cela est un charme doux et prenant, un charme d'harmonie, de juste mesure et de paix. Les coteaux moyens et arrondis, les maisons larges et basses, les arbres aux verdures sobres d'Europe, la brume diaphane jetée sur cette nature comme son duvet sur une prune, et le soleil qui dore et qui n'aveugle pas, tout concourt vers un ensemble délicieux et tempéré, qui ne s'impose pas violemment, mais qui s'insinue, pénètre profond et possède.
Le malheur, c'est que les Européens s'en sont mêlés et qu'ils ont bâti sur les rives du Bosphore. Si bien que, tout comme Stamboul, le Bosphore a son Péra: une trentaine d'épouvantables façades, plus hautes que le coteau qu'elles masquent, et alternativement pareilles à des groupes scolaires ou à des pièces montées de pâtissiers: hôtels et palais—non, palaces.—Comme je voudrais camper dans ces casernes-là, un soir de bataille, avec mes hussards! Nous remettrions si bien tout en bonne place, le lendemain, rien qu'avec quelques fagots et un peu de pétrole!
Sept heures trente à la turque, deux heures et quart à la franque. A gauche, le grand village de Yénikeuy; à droite, la petite ville de Béicos. Derrière, sur un cap d'Asie, Canlidja, le plus exquis des hameaux du Bosphore; devant,—côte d'Europe,—Thérapia et Buyukdéré, les lieux «select» élus par les six ambassades pour leurs quartiers d'été. Ce n'est pas vilain; il y a de superbes arbres. Le chirket haïrié s'approche d'un admirable yali, rouge d'un ton de sang séché, et qui s'adosse contre un parc en gradins planté de tilleuls, de hêtres, de marronniers et de cèdres, les plus beaux que j'ai jamais rêvés: le palais de France. C'est là que je vais, d'abord.
Pied à terre. Le quai emcombré d'équipages. La porte. Laquais et cavas. (Les cavas sont des valets assermentés, qui ont le droit d'être armés, et qui en abusent). Toute cette livrée se précipite:
—Monsieur le marquis....
Zut! fini de rire.
V
Le soir, changement de décor. Les corvées diplomatiques et mondaines bâclées, le chirket haïrié me remporte, sur un Bosphore crépusculaire inexprimablement doux et recueilli, vers Stamboul dont le profil dentelé frange le couchant rouge d'une légion de petites lances bleuâtres,—les minarets des cinq cents mosquées.
Sur la rive d'Europe et sur la rive d'Asie, voici que les maisons de bois s'éclairent, fenêtre après fenêtre. On chemine entre deux illuminations; non point des illuminations modernes et brutales, à l'électricité, à l'acétylène; des illuminations de jadis, aux bonnes vieilles chandelles, des illuminations de Watteau, pareilles à des rangées d'étoiles....
Les roues du chirket battent l'eau calme à grands coups. Et là-bas, à l'horizon, Stamboul se rapproche: les petites lances bleuâtres grandissent et se précisent.
Quand on double la pointe du vieux Sérail, il fait tout à fait nuit. Il n'y a presque plus de barques sur la Corne d'Or. Et le grand pont, si grouillant tantôt, apparaît quasi désert, sa masse irrégulière et confuse démesurément grandie dans l'obscurité. On accoste, on débarque. Et je m'arrête toujours alors, et je m'accoude au garde-fou du pont, et je contemple longtemps la prodigieuse vision de Stamboul nocturne.
Cela commence tout près de moi, au bout de ce pont où je suis. La ville descend jusque dans la mer. Même, je ne sais pas où commence la mer et où finit la ville, parce que beaucoup de maisons trempent leurs pilotis dans l'eau et parce que d'innombrables bateaux se pressent contre les maisons. Pêle-mêle enchevêtré de pieux et de mâts, de terrasses et de carènes.
Pêle-mêle très obscur: Peu ou point de lumières apparentes, dans cette masse gigantesque qui s'étend de l'est à l'ouest, indéfinie. La ville descend jusque dans la mer, et monte très haut dans le ciel.
Je vois comme une falaise de maisons entassées les unes sur les autres. Sur la crête, des mosquées rondes et des minarets aigus émergent çà et là, se mêlant aux étoiles. On ne distingue bien aucun contour, à cause de la couleur bleu uniforme, un bleu brumeux et laiteux, tout à fait pareil au bleu du ciel constellé.
... Je songe aux eaux-fortes moyenâgeuses: castels cornus, donjons crénelés, tours, tourelles, poivrières, ponts-levis, chaînes, potences, sentinelles à hallebardes, et, dans le fossé, assiégeants tout hérissés de fer.... Mais cette eau-forte-ci est plus extraordinaire que tout....
Le Bosphore, pastel, Stamboul, eau-forte.... Quels décors, pour une belle pièce tragique à l'ancienne mode, bien doucereuse et bien sanglante, avec tendres duos et copieux massacres! Hélas! hélas! le temps des massacres et des duos n'est plus.
VI
J'ai déjeuné ce matin à Thérapia, au palais de France, en tête-à-tête avec l'ambassadeur—Son Excellence Narcisse Boucher.
Mon Dieu, depuis quinze jours que je fais salaam et que je bois du thé dans tous les salons diplomatiques de Péra et du Bosphore, j'ai forcément vu beaucoup de gens de beaucoup d'espèces, et, dans le nombre, quelques-uns qui ne manquent pas de personnalité. Quand même, c'est encore à ce bonhomme, fruste, balourd et cacochyme, que je donne la palme, en dépit de sa piètre apparence, et