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Les enfants du Platzspitz. Franziska K. Müller
Читать онлайн.Название Les enfants du Platzspitz
Год выпуска 0
isbn 9783037637852
Автор произведения Franziska K. Müller
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
L’héroïne, l’opiacé le plus puissant de tous, est une drogue si addictive que les gens qui y succombent, laissent leurs enfants mourir de faim et de soif, deviennent des meurtriers pour un « shoot », se prostituent pour dix francs. La récompense est un état décrit comme un acte divin, comparable à un séjour dans le ventre de sa mère ou à un bonheur cent fois plus grand que celui connu auparavant. En réalité, cette dépendance correspond au besoin d’un état d’insensibilité, au détachement complet de l’environnement et à la perte de toute perception qui relie l’individu à la vie et à ses besoins vitaux. Seuls les plus faibles, ceux qui ne peuvent supporter une réalité si infime soit-elle, sacrifient leur existence à cette peur.
Des études plus récentes suggèrent que des troubles neurologiques contrôlent la personne addictive. Un manque d’hormones du bonheur serait responsable de la dépendance, ce qui aurait pour conséquence des perturbations complexes du système cérébral avec des effets nocifs sur la motivation, la mémoire et le contrôle des pulsions. En ce sens, l’OMS (Organisation mondiale de la santé) a déterminé que l’addiction ne reflète pas une faiblesse ou un manque de volonté chez l’individu dépendant. Paradoxalement, les toxicomanes ne sont pas des individus responsables, et malgré tout on leur laisse le soin d’élever leurs enfants. On peut supposer que ceux qui ont élaboré ces définitions n’ont pas vécu avec un toxicomane pendant des années. Selon moi, ma mère a tout sacrifié à l’état de non-être – volontairement et avec une grande détermination.
Les premières années fatidiques
À l’âge de six ans, j’ai fait une découverte capitale. Nos meubles provenaient de brocante, et mes parents avaient reçu des objets encore en bon état de la part de leurs amis. La pièce maîtresse de ce mobilier confortable était un meuble de rangement blanc énorme avec des miroirs travaillés qui me fascinaient autant que les objets logés dans les différents compartiments : un appareil vidéo et un lecteur de CD.
Petite, mon premier magnétophone pour bébé avec un micro rose m’a donné une base musicale précieuse. Ma voix, enregistrée et écoutée mille et une fois, a très tôt entraîné mon oreille musicale, et aujourd’hui encore, je reconnais immédiatement une dissonance. Finalement, les piles de mon jouet préféré n’ont pas été remplacées. Après des années passées à sortir secrètement de leurs étuis les disques en vinyle de papa, à les placer sur la platine en posant délicatement l’aiguille, laissant ainsi les sons de Led Zeppelin et de Tina Turner s’infiltrer en moi, les nouveaux disques d’argent m’ont ouvert l’accès au monde mystérieux des émotions adultes. Des hymnes tels que « Stairway to Heaven » ou « Moonage Daydream » de David Bowie sont pour moi, encore aujourd’hui, liés au déclin de ma famille.
Malgré l’interdiction de mes parents de manipuler l’équipement technique, je m’amusais souvent à mettre une épingle à cheveux dans le magnétoscope, dans l’espoir enfantin de voir apparaître la silhouette de l’objet sur l’écran noir de la télé. Un jour, je n’ai pas pu retirer l’épingle, j’ai donc sorti la boîte noire du meuble, je l’ai tournée, retournée, secouée jusqu’à ce que la pince tombe par terre, et avec elle un objet inconnu que j’ai immédiatement pris pour un secret sorti de sa cachette. J’ai couru à l’étage, en grimpant les marches de l’escalier deux à deux, pour réveiller mon père, qui se reposait un peu dans sa chambre, et j’ai brandi ma découverte devant lui. Je revois encore papa, assis, bouleversé, prenant lentement la trouvaille dans ma main et la regardant pendant plusieurs secondes, l’air pétrifié. Il tenait dans sa main un protecteur en plastique transparent. C’était le capuchon d’une seringue. Il est resté bouche bée. Stupéfait. L’espoir d’un coup détruit, les mensonges explosaient au grand jour. Mon père en sanglotant, confirmait ma crainte que quelque chose de très grave venait d’arriver.
Ce que je percevais jusqu’alors comme des conditions effrayantes, mais aussi comme des conditions normales dans ma compréhension enfantine, s’avérait être le prélude à une vérité catastrophique qui allait se dérouler sans retenue en pleine lumière. Habituée à réparer une erreur en essayant de changer mon comportement, la terrible découverte eut l’effet inverse sur ma mère : désormais, elle agissait en toute liberté, comme libérée. Aujourd’hui, je sais qu’elle s’est à nouveau inscrite à un programme de méthadone, mais comme la plupart des toxicomanes de l’époque, elle bradait la drogue de substitution au Platzspitz de Zurich pour obtenir de l’argent, ou elle utilisait la méthadone dans un mélange mortel avec d’autres drogues dures : héroïne et cocaïne. Ces cocktails suicidaires l’ont ensuite conduite dans des états psychotiques au bord de la folie, puis souvent presque jusqu’à la mort.
En quelques mois, sa personnalité s’est transformée. Alors qu’elle soignait son apparence, joliment vêtue, les lèvres brillant parfois de rouge, et les yeux bordés de khôl, elle devenait pathologiquement égocentrique et de plus en plus imprévisible dans ses rapports avec mon père et moi. Comme la plupart des drogués, elle ne craignait pas le mensonge, le vol ou la trahison pour satisfaire sa dépendance. Ayant depuis longtemps pioché dans les économies pour acheter de la drogue, elle a fini par escroquer mon père de son salaire durement gagné et ma grand-mère de dizaines de milliers de francs. Pour ne pas rompre le lien avec son fils et sa petite-fille, grand-mère a toléré le comportement flagrant de sa belle-fille. Avec mon père, elle restait la seule personne de référence fiable dans ma vie. Les quelques contacts restants avec des adultes ont été rompus par la suite. Même la sœur bien-aimée de maman, qui avait atteint la richesse et un statut social élevé malgré les circonstances défavorables de son enfance, a pris ses distances avec nous. Les enfants du village ont vite été interdits de séjour chez moi, et je n’étais moi-même plus la bienvenue chez mes camarades de classe. Les conditions de vie désolantes dans la maison Halbheer étaient de plus en plus visibles, touchant même les plus insensibles, ou peut-être se sont-ils éloignés par peur, par paresse ou par lâcheté.
Seule grand-mère restait à nos côtés. Elle souffrait pour moi et pour son fils dont la vie s’était envolée. Après des journées de dur labeur, il avait à peine la force suffisante pour s’occuper de son enfant et calmer sa femme qui disparaissait pendant des jours. Un jour, grand-mère est venue nettoyer l’appartement qui s’enfonçait dans le désordre et la saleté. Pendant dix heures. Ma mère a toléré sa présence jusqu’à ce qu’elle ait terminé, puis elle est réapparue à moitié endormie, les cheveux ébouriffés, en accusant, insultant et menaçant ma grand-mère de façon si violente que celle-ci a quitté la maison en sanglotant. Malgré tout, grand-mère est revenue. Grand-mère est restée mon pilier. Elle a beaucoup compensé mes manques. Elle n’avait pas de fausse sympathie pour ma situation. Elle m’a aidée par sa présence directe, m’a appris le sens des mots humanité et empathie. Elle me racontait des histoires et cuisinait mes plats préférés. Elle jouait avec moi et m’encourageait à créer mes propres mondes imaginaires. Elle m’a donné la force d’endurer tout ce qui était encore à venir, et rétrospectivement, c’est aussi grâce à son amour que j’ai survécu à mon enfance. Le seul soutien que j’ai reçu – un an après cette découverte capitale – m’a été volé par la personne à laquelle je semblais désormais indifférente.
Mon septième anniversaire fut célébré avec un gâteau que ma mère n’avait pas préparé, et la photo dans mon album ne donne pas une idée exacte de ce qui s’était passé quelques jours auparavant. Grand-mère m’avait emmenée jusqu’à la ville la plus proche. Dans les vitrines du magasin de chaussures le plus cher, se trouvaient de minuscules chaussures