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la plaie béante semble rougir de sang sa blanche écorce. Chopin s'est certainement inspiré bien de fois du Pan Tadeusz, dont les scènes prêtent tant à la peinture des émotions qu'il reproduisait de préférence. Son action se passe au commencement de notre siècle, alors qu'il se rencontrait encore beaucoup de ceux qui avaient conservé les sentiments et les manières solennelles des antiques Polonais, à côté d'autres types plus modernes qui sous l'empire napoléonien représentaient des passions pleines d'entrain, mais éphémères; nées entre deux campagnes et oubliées durant la troisième, «à la française». On rencontrait encore souvent à cette époque le contraste que formaient ces militaires bronzés au soleil du midi et devenus, eux aussi, quelque peu fanfarons après des victoires fabuleuses, avec ces hommes de l'ancienne école, graves et superbes, que la conventionalité qui envahit et façonne la haute société de toutes les contrées, fait à présent rapidement disparaître.

      À mesure que ceux qui conservaient encore le cachet national devenaient plus rares, on goûta moins la peinture des mœurs d'autrefois, des manières de sentir, d'agir, de parler et de vivre de jadis. On aurait pourtant tort de croire que ce fut de l'indifférence; cet éloignement, ce délaissement des souvenirs encore récents, mais poignants, rappelle le navrement des mères qui ne peuvent rien contempler de ce qui avait appartenu à un enfant qui n'est plus, pas même un vêtement, pas même un bijou! À l'heure qu'il est, les romans de Czaykowski, ce Walter Scott podolien que les connaisseurs en littérature mettent presque à l'égal du fécond écrivain écossais, pour la qualité et le caractère national de son talent, sinon pour la quantité prodigieuse de ses thèmes; l'Owruczanin, le Wernyhora, les Powiesci Kozackie, ne rencontrent plus guère, assure-t-on, de lectrices émues par leurs vivants récits, de jeunes lecteurs enthousiastes de leurs ravissantes héroïnes, de vieux chasseurs touchés aux larmes devant des paysages dont la poésie si profondément sentie, si pleine de fraîcheur et de lueurs matinales, de ramages et de gazouillements dans les grands bois ombrés, ne perd rien, au dire de qui s'y entend, devant les plus splendides toiles des paysagistes les plus renommés, de Hobbéma à Dupré, du Berghem de velours à Morgenstern! Mais que le jour de la résurrection arrive, que le mort bien aimé rejette son linceul, que le triomphe de la vie apparaisse, et l'on verra aussitôt tout le passé, enseveli, non oublié, resplendir dans les cœurs, dans les imaginations, sous la plume des poètes et des musiciens, comme il resplendit déjà sous le pinceau des peintres.

      La musique primitive des Polonaises, dont il ne s'est point conservé d'échantillon qui remonte au-delà d'un siècle, a peu de prix pour l'art. Celles que ne portent pas de nom d'auteur, mais dont la date est indiquée par des noms des héros sous l'invocation desquels un heureux sort les a placés, sont pour la plupart graves et douces. La Polonaise, dite de Kosciuszko, en est le modèle le plus répandu: elle est tellement liée à la mémoire de son époque, que nous avons vu des femmes à qui elle en rappelait le souvenir ne pouvoir l'entendre sans éclater en sanglots. La princesse F. L., qui avait été aimée de Kosciuszko, n'était sensible dans ses derniers jours, alors que l'âge avait affaibli toutes ses facultés, qu'à ces accords retrouvés encore sur le clavier par ses mains tremblantes, car ses yeux n'en apercevaient plus les touches. Quelques autres de ces musiques contemporaines sont d'un caractère si affligé, qu'on les prendrait d'abord pour les notes d'un convoi funèbre.

      Les Polonaises du Pce Oginski5, dernier grand-trésorier du Grand-Duché de Lithuanie, venues ensuite, acquirent bientôt une grande popularité en imprégnant de langueur cette veine lugubre. Se ressentant encore de cette coloration assombrie, elles la modifient par une tendresse d'un charme naïf et mélancolique. Le rhythme s'affaisse, la modulation apparaît, comme si un cortège, solennel et bruyant jadis, devenait silencieux et recueilli en passant auprès de tombes dont le voisinage éteint l'orgueil et le rire. L'amour seul survit, errant dans ces alentours et répétant le refrain que le barde de la verte Érin surprit aux brises de son île:

      Love born of sorrow, like sorrow, is true!

      L'amour né de la douleur est vrai comme elle.

      Dans ces motifs si connus du Pce Oginski, on croit toujours entendre quelque distique d'une pensée analogue, planer entre deux haleines amoureuses ou se faire deviner dans des yeux baignés de larmes.

      Plus tard, les tombeaux sont dépassés, ils reculent; on ne les aperçoit plus que de loin en loin. La vie, l'animation reprennent leurs cours; les impressions douloureuses se changent en souvenirs et ne reviennent qu'en échos. La fantaisie n'évoque plus des ombres glissant avec précaution comme pour ne pas réveiller les morts de la veille… et déjà dans les Polonaises de Lipinski on sent que le cœur bat joyeusement… étourdiment… comme il avait battu avant la défaite! La mélodie se dessine de plus en plus, répandant un parfum de jeunesse et d'amour printanier; elle s'épanouit en un chant expressif, parfois rêveur. Elle n'est point destinée à mesurer les pas de hauts et graves personnages, qui ne prennent plus que peu de part aux danses pour lesquelles on l'écrit, elle ne parle qu'aux jeunes cœurs, pour leur souffler de poétiques fictions. Elle s'adresse à des imaginations romanesques, vives, plus occupées de plaisirs que de splendeurs. Mayseder avança sur cette pente où ne le retenait aucune attache nationale; il finit par atteindre à la coquetterie la plus sémillante, au plus charmant entrain de concert. Ses imitateurs nous ont submergés de morceaux de musique intitulés Polonaises, qui n'avaient plus aucun caractère justifiant ce nom.

      Un homme de génie lui rendit subitement son vigoureux éclat. Weber fit de la Polonaise un dithyrambe, où se retrouvèrent soudain toutes les magnificences évanouies avec leur éblouissant déploiement. Pour réverbérer le passé dans une formule dont le sens était si altéré, il réunit les ressources diverses de son art. Ne cherchant point à rappeler ce que devait être l'antique musique, il transporta dans la musique tout ce qu'était l'antique Pologne. Il accentua le rhythme, se servit de la mélodie comme d'un récit, la colora par la modulation avec une profusion que le sujet ne comportait pas seulement, qu'il appelait impérieusement. Il fit circuler dans la Polonaise la vie, la chaleur, la passion sans s'écarter de l'allure hautaine, de la dignité cérémonieusement magistrale, de la majesté naturelle et apprêtée à la fois qui lui sont inhérentes. Les cadences y furent marquées par des accords qu'on dirait le bruit des sabres, remués dans leurs fourreaux. Le murmure des voix, au lieu de faire entendre de tièdes pourparlers d'amour, fit retentir des notes basses, pleines et profondes, comme celles des poitrines habituées à commander, auxquelles répond le hennissement éloigné et fougueux de ces chevaux du désert de si noble et élégante encolure, piaffant avec impatience, regardant de leur œil doux, intelligent et plein de feu, portant avec tant de grâce les longs caparaçons cousus de turquoises ou de rubis dont les surchargeaient les grands seigneurs polonais6. Weber connaissait-il la Pologne d'autrefois?… Avait-il évoqué un tableau déjà contemplé pour en déterminer ainsi le groupement? Questions oiseuses! Le génie n'a-t-il pas ses intuitions et la poésie manque-t-elle jamais de lui révéler ce qui appartient à son domaine?…

      Lorsque l'imagination ardente et nerveuse de Weber s'attaquait à un sujet, elle en exprimait comme un suc tout ce qu'il contenait de poésie. Elle s'en emparait d'une façon si absolue qu'il était difficile de l'aborder après, avec l'espoir d'atteindre aux mêmes effets. Pourtant,—quoi d'étonnant?—Chopin le surpassa dans cette inspiration autant par le nombre et la variété de ses écrits en ce genre, que par sa touche plus émouvante et ses nouveaux procédés d'harmonie. Ses Polonaises en la et en la-bémol majeur se rapprochent surtout de celle de Weber en mi majeur par la nature de leur élan et de leur aspect. Dans d'autres, il a quitté cette large manière, il a traité ce thème différemment. Dirons-nous plus heureusement toujours? Le jugement est chose épineuse en pareille matière. Comment restreindre les droits du poète sur les diverses faces de son sujet? Ne lui serait-il point permis d'être sombre et oppressé au milieu des allégresses mêmes, de chanter la douleur après avoir chanté la gloire, de s'apitoyer avec les vaincus en deuil après avoir répété les accents de la prospérité?

      Sans contredit, ce n'est pas une des moindres supériorités

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<p>5</p>

L'une d'elles, celle en fa majeur, est restée particulièrement célèbre. Elle a été publiée avec une vignette qui représente l'auteur se brûlant la cervelle d'un coup de pistolet, commentaire romanesque qu'on a longtemps pris à tort pour un fait véritable.

<p>6</p>

Au trésor des princes Radziwiłł, dans l'ordinal de Nieswirz, on voyait aux temps de sa splendeur douze harnachements incrustes de pierres fines, chacun d'une autre couleur. On y voyait aussi les douze apôtres, de grandeur naturelle, en argent massif. Ce luxe n'étonne point lorsqu'on songe que cette famille, descendante du dernier grand pontife de la Lithuanie, (auquel furent donnés en propriété, quand il embrassa le christianisme, tous les bois et toutes les terres qui avaient été consacrées au culte des dieux païens), possédait encore 800,000 serfs vers la fin du dernier siècle, quoique ses richesses fussent déjà considérablement diminuées. Une pièce non moins curieuse du trésor dont nous parlons et qui subsiste encore, est un tableau représentant Saint Jean-Baptiste entouré d'une banderole avec cet exergue latine: Au nom du Seigneur, Jean, tu seras vainqueur. Il a été trouvé par Jean Sobieski lui-même, après la victoire qu'il remporta sous les murs de Vienne, dans la tente du grand visir Kara-Mustapha et fut donné après sa mort par sa veuve, Marie d'Arquien, à un prince Radziwiłł, avec une inscription de sa main qui indique son origine et le don qu'elle en fait. L'autographe, muni du sceau royal, se trouve sur le revers même de la toile. En 1843, celle-ci se trouvait encore à Werki, près Wilna, entre les mains du Prince Louis Wittgenstein qui avait épousé la fille du Prince Dominique Radziwiłł, seule héritière de ses immenses biens.