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à chaque chaîne des dames, à chaque chassé-croisé. À partir de ce moment, Nodier disparaissait, complètement oublié, car lui, ce n'était pas un de ces maîtres absolus et bougons dont on sent la présence et dont on devine l'approche; c'était l'hôte de l'Antiquité, qui s'efface pour faire place à celui qu'il reçoit, et qui se contentait d'être gracieux, faible et presque féminin.

      D'ailleurs Nodier, après avoir disparu un peu, disparaissait bientôt tout à fait. Nodier se couchait de bonne heure, ou plutôt on couchait Nodier de bonne heure. C'était madame Nodier qui était chargée de ce soin. L'hiver elle sortait la première du salon; puis quelquefois, quand il n'y avait pas de braise dans la cuisine, on voyait une bassinoire passer, s'emplir et entrer dans la chambre à coucher. Nodier suivait la bassinoire, et tout était dit.

      Dix minutes après, madame Nodier rentrait. Nodier était couché, et s'endormait aux mélodies de sa fille, et au bruit des piétinements et aux rires des danseurs.

      Un jour nous trouvâmes Nodier bien autrement humble que de coutume. Cette fois, il était embarrassé, honteux. Nous lui demandâmes avec inquiétude ce qu'il avait.

      Nodier venait d'être nommé académicien.

      Il nous fit ses excuses bien humbles, à Hugo et à moi.

      Mais il n'y avait pas de sa faute, l'Académie l'avait nommé au moment où il s'y attendait le moins.

      C'est que Nodier, aussi savant à lui seul que tous les académiciens ensemble, démolissait pierre à pierre le dictionnaire de l'Académie. Il racontait que l'Immortel chargé de faire l'article écrevisse lui avait un jour montré cet article, en lui demandant ce qu'il en pensait.

      L'article était conçu dans ces termes:

      «Écrevisse, petit poisson rouge qui marche à reculons.»

      – Il n'y a qu'une erreur dans votre définition, répondit Nodier, c'est que l'écrevisse n'est pas un poisson, c'est que l'écrevisse n'est pas rouge, c'est que l'écrevisse ne marche pas à reculons… le reste est parfait.

      J'oublie de dire qu'au milieu de tout cela, Marie Nodier s'était mariée, était devenue madame Ménessier; mais ce mariage n'avait absolument rien changé à la vie de l'Arsenal. Jules était un ami à tous: on le voyait venir depuis longtemps dans la maison; il y demeura au lieu d'y venir, voilà tout.

      Je me trompe, il y eut un grand sacrifice accompli: Nodier vendit sa bibliothèque; Nodier aimait ses livres, mais il adorait Marie.

      Il faut dire une chose aussi, c'est que personne ne savait faire la réputation d'un livre comme Nodier. Voulait-il vendre ou faire vendre un livre, il le glorifiait par un article: avec ce qu'il découvrait dedans, il en faisait un exemplaire unique. Je me rappelle l'histoire d'un volume intitulé le Zombi du grand Pérou, que Nodier prétendit être imprimé aux colonies, et dont il détruisit l'édition de son autorité privée; le livre valait cinq francs, il monta à cent écus.

      Quatre fois Nodier vendit ses livres, mais il gardait toujours un certain fonds, un noyau précieux à l'aide duquel, au bout de deux ou trois ans, il avait reconstruit sa bibliothèque.

      Un jour, toutes ces charmantes fêtes s'interrompirent. Depuis un mois ou deux, Nodier était plus souffreteux, plus plaintif. Au reste, l'habitude qu'on avait d'entendre plaindre Nodier faisait qu'on n'attachait pas une grande attention à ses plaintes. C'est qu'avec le caractère de Nodier il était assez difficile de séparer le mal réel d'avec les souffrances chimériques. Cependant, cette fois, il s'affaiblissait visiblement. Plus de flâneries sur les quais, plus de promenades sur les boulevards, un lent acheminement seulement, quand du ciel gris filtrait un dernier rayon du soleil d'automne, un lent acheminement vers Saint-Mandé.

      Le but de la promenade était un méchant cabaret, où, dans les beaux jours de sa bonne santé, Nodier se régalait de pain bis. Dans ses courses, d'ordinaire, toute la famille l'accompagnait, excepté Jules, retenu à son bureau. C'était madame Nodier, c'était Marie, c'étaient les deux enfants, Charles et Georgette; tout cela ne voulait plus quitter le mari, le père et le grand-père. On sentait qu'on n'avait plus que peu de temps à rester avec lui, et l'on en profitait.

      Jusqu'au dernier moment, Nodier insista pour la conversation du dimanche; puis, enfin, on s'aperçut que de sa chambre le malade ne pouvait plus supporter le bruit et le mouvement qui se faisaient dans le salon. Un jour, Marie nous annonça tristement que, le dimanche suivant, l'Arsenal serait fermé; puis tout bas elle dit aux intimes:

      – Venez, nous causerons. Nodier s'alita enfin pour ne plus se relever. J'allai le voir.

      – Oh! mon cher Dumas, me dit-il en me tendant les bras du plus loin qu'il m'aperçut, du temps où je me portais bien, vous n'aviez en moi qu'un ami; depuis que je suis malade, vous avez en moi un homme reconnaissant. Je ne puis plus travailler, mais je puis encore lire, et, comme vous voyez, je vous lis, et quand je suis fatigué, j'appelle ma fille, et ma fille vous lit.

      Et Nodier me montra effectivement mes livres épars sur son lit et sur sa table.

      Ce fut un de mes moments d'orgueil réel. Nodier isolé du monde, Nodier ne pouvant plus travailler, Nodier, cet esprit immense, qui savait tout, Nodier me lisait et s'amusait en me lisant.

      Je lui pris les mains, j'eusse voulu les baiser, tant j'étais reconnaissant.

      À mon tour, j'avais lu la veille une chose de lui, un petit volume qui venait de paraître en deux livraisons de la Revue des Deux Mondes.

      C'était Inès de las Sierras. J'étais émerveillé. Ce roman, une des dernières publications de Charles, était si frais, si coloré, qu'on eût dit une œuvre de sa jeunesse que Nodier avait retrouvée et mise au jour à l'autre horizon de sa vie. Cette histoire d'Inès, c'était une histoire d'apparition de spectres, de fantômes; seulement, toute fantastique durant la première partie, elle cessait de l'être dans la seconde; la fin expliquait le commencement. Oh! de cette explication je me plaignis amèrement à Nodier.

      – C'est vrai, me dit-il, j'ai eu tort; mais j'en ai une autre; celle-là je ne la gâterai pas, soyez tranquille.

      – À la bonne heure, et quand vous y mettrez-vous, à cette œuvre-là? Nodier me prit la main.

      – Celle-là, je ne la gâterai pas, parce que ce n'est pas moi qui l'écrirai, dit-il.

      – Et qui l'écrira?

      – Vous.

      – Comment! moi, mon bon Charles? mais je ne la sais pas, votre histoire.

      – Je vous la raconterai. Oh! celle-là, je la gardais pour moi, ou plutôt pour vous.

      – Mon bon Charles, vous me la raconterez, vous l'écrirez, vous l'imprimerez. Nodier secoua la tête.

      – Je vais vous la dire, fit-il; vous me la rendrez si j'en reviens.

      – Attendez à ma prochaine visite, nous avons le temps.

      – Mon ami, je vous dirai ce que je disais à un créancier quand je lui donnais un acompte: Prenez toujours. Et il commença. Jamais Nodier n'avait raconté d'une façon si charmante. Oh! si j'avais eu une plume, si j'avais eu du papier, si j'avais pu écrire aussi vite que la parole! L'histoire était longue, je restai à dîner. Après le dîner, Nodier s'était assoupi. Je sortis de l'Arsenal sans le revoir. Je ne le revis plus.

      Nodier, que l'on croyait si facile à la plainte, avait au contraire caché jusqu'au dernier moment ses souffrances à sa famille.

      Lorsqu'il découvrit la blessure, on reconnut que la blessure était mortelle.

      Nodier était non seulement chrétien, mais bon et vrai catholique. C'était à Marie qu'il avait fait promettre de lui envoyer chercher un prêtre lorsque l'heure serait venue. L'heure était venue, Marie envoya chercher le curé de Saint-Paul.

      Nodier se confessa. Pauvre Nodier! il devait y avoir bien des péchés dans sa vie, mais il n'y avait certes pas une faute.

      La confession achevée, toute la famille entra.

      Nodier était dans une alcôve sombre, d'où il étendait les bras

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