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sur le terre-plein qui entourait la fontaine. Sibylle fit un mouvement en arrière et entr'ouvrit les lèvres pour crier: puis elle demeura immobile, une main appuyée sur sa baguette, dans une pose intrépide, l'oeil fixé sur l'inconnu. Cet inconnu n'avait à la vérité rien d'effrayant: c'était un jeune homme d'une vingtaine d'années au plus, en tenue de voyage, grand, souple, avec un reste de grâce adolescente et une douce flamme dans des yeux bien ouverts. L'aspect imprévu de l'enfant, sa beauté, sa couronne étrange, son attitude héroïque, avaient d'abord jeté ce jeune homme dans un étonnement silencieux. Il murmura enfin quelques mots en souriant et en se parlant à lui-même, puis il dit à haute voix:

      – Pardon, mademoiselle… Je suis peut-être ici chez vous?

      – Oui, dit Sibylle.

      – Excusez mon indiscrétion. Je vais me retirer. J'étais venu, ajouta-t-il en montrant un album, pour dessiner dans ces bois que je croyais ouverts au public.

      Sibylle ne répondant point, il fit deux pas comme pour s'éloigner.

      – C'est dommage, reprit-il gaiement. Quel joli endroit! Puis-je vous demander comment on l'appelle?

      – La Roche à la Fée.

      – Ah! Et vous êtes la fée? dit le jeune homme, que le sérieux de l'enfant amusait.

      Un sourire effleura la bouche fière de Sibylle.

      – Oui, dit-elle.

      – Mon Dieu! me permettriez-vous de faire votre portrait?

      – Non.

      – Voulez-vous me permettre au moins de vous demander votre nom?

      – Sibylle.

      – Adieu donc, mademoiselle Sibylle… Me permettez-vous de vous embrasser, mon enfant?

      – Non.

      – Puis-je vous baiser la main?

      Sibylle avança sa main avec un geste d'infante. Le jeune homme sourit, puis la baisa gravement.

      – Je vous suis reconnaissant, mademoiselle. Maintenant je m'en vais, et je puis vous assurer que je n'oublierai jamais ni la roche ni la fée. Gardez-moi aussi un petit souvenir dans votre jolie tête. Voulez-vous?

      – Je ne sais pas votre nom.

      – Je m'appelle Raoul. Vous en souviendrez-vous?

      – Toujours, dit l'enfant.

      Raoul, un peu embarrassé, sans trop savoir pourquoi, la regarda encore un moment avec un sourire gauche, puis il la salua respectueusement et disparut dans le taillis.

      Quelques jours plus tard, la marquise de Férias, tenant sa petite-fille attentive sur ses genoux, commençait en ces termes une de ces improvisations orientales où elle excellait:

      – Il y avait une fois dans une forêt, sur les bords du Gange, un fils de roi qui chassait; il était beau comme le jour, bien élevé, spirituel et modeste; il s'appelait…

      La marquise cherchant le nom de ce fils de roi, Sibylle le lui fournit tout à coup:

      – Raoul, dit-elle.

      – Pourquoi Raoul? demanda avec un peu d'étonnement madame de

      Férias.

      Une légère teinte rosée se répandit sur les joues de l'enfant. Par un sentiment qu'il lui eût été bien impossible d'expliquer, elle avait gardé pour elle jusque-là l'innocent mystère de son entrevue avec l'inconnu. Elle n'hésita pas à le confier sur l'heure à son aïeule, ajoutant tout bonnement que, ce Raoul lui ayant paru beau comme le jour, bien élevé, spirituel et modeste, son nom lui était venu naturellement à l'esprit pour en baptiser ce fils de roi qui avait tout juste les mêmes qualités. Madame de Férias rit beaucoup de l'histoire, et même plus qu'elle n'en avait envie; elle s'assura discrètement le lendemain, dans une petite excursion au bourg de Férias, que le prince Raoul, qu'on lui présenta d'ailleurs comme un jeune homme gai, honnête et du meilleur monde, avait quitté le pays le soir même du jour où il y avait paru: moyennant quoi, Sibylle put continuer librement ses chères promenades et rencontrer peu de temps après dans le même lieu une seconde aventure qui exige deux mots de préface.

      Le ruisseau qu'épanchait l'urne de la fée de Férias, et qui traversait les bois, allait se jeter dans la mer à deux lieues de là; mais, chemin faisant, il s'enflait du tribut de deux ou trois affluents et finissait par former un cours d'eau respectable, lequel, peu d'années avant celle où commence cette histoire, avait l'honneur de faire tourner un moulin établi sur la lisière de la forêt. Le meunier de ce moulin se nommait Jacques Féray. Il avait gaiement accompli son temps de service sur la flotte, et avait trouvé au retour une fiancée fidèle à qui il fit hommage de ses boucles d'oreilles à la marinière, et qui devint bientôt après une meunière blanche et de bonne mine. Ce ménage fut heureux. Jacques Féray était un brave garçon de belle humeur; il était doué d'une jolie voix, qu'il avait perfectionnée dans les veillées de bord, et qu'il ne tarda pas à utiliser auprès du berceau d'une petite fille que lui donna sa femme. Il y avait devant le moulin un carré de jardin aux deux pieds de figuier et trois ruches à miel; tout cela avec cette jeune meunière, ce meunier poudré et chantant, et ce brin d'enfant qui dansait à travers, tout cela riait à l'oeil sous le soleil de l'été. Après cinq ou six ans, madame Féray fut favorisée d'une nouvelle grossesse, et Jacques Féray, qui devait à la vérité le savoir, jurait joyeusement que cette fois-ci c'était un garçon. Sur ces entrefaites, par une triste nuit d'automne, une trombe d'eau s'abattit sur le canton de Férias; ce déluge local se prolongea toute la journée du lendemain: la nuit suivante, le paisible ruisseau, métamorphosé en torrent furieux, escalada ses rives, noya les campagnes et culbuta le moulin. Jacques Féray se sauva à grand'peine avec sa femme et sa fille; mais il fut parfaitement ruiné de ce coup, ayant perdu, avec sa maison renversée et son outillage détruit, une provision considérable de grains et de farine. La femme, les sens tournés, comme on dit, mourut trois jours après, et la petite fille, pour avoir passé la nuit les jambes dans l'eau, suivit sa mère au cimetière de Férias. – Le curé, le lendemain de l'inhumation de l'enfant, eut la charité d'aller rendre visite au père. Il trouva ce malheureux homme étendu à plat ventre, auprès d'une roue de moulin brisée, dans le limon jaunâtre qui recouvrait son jardinet, si gai autrefois.

      – Allons, Jacques! dit le curé en le secouant.

      Jacques ne bougea pas.

      – Mon ami, reprit le curé, je vous en prie!

      Jacques souleva la tête:

      – Allez-vous-en, dit-il. Il n'y a pas de bon Dieu!

      Le curé, n'en pouvant tirer d'autre réponse, s'en alla tristement. Le lendemain il le retrouva à la même place et dans la même position, et toujours répondant à ses paroles de consolation par cette phrase unique:

      – Il n'y a pas de bon Dieu!

      On reconnut bientôt que la raison de ce pauvre diable était sérieusement altérée. Il quitta les ruines de son moulin, s'empara d'un misérable chaume qu'on avait dressé sur le haut d'une falaise déserte pour y retirer des moutons pendant la chaleur, et vécut là comme une bête fauve. On l'entendait quelquefois, surtout les jours d'orage, pousser des cris qui glaçaient le sang. Une circonstance bizarre marqua les premiers temps de sa démence. On trouva le matin, à plusieurs reprises, les vitraux de l'église de Férias brisés et les dalles intérieures de la petite nef semées de pierres. On fit le guet, et une nuit Jacques Féray fut surpris lançant des pierres avec un acharnement puéril et farouche contre la maison de ce Dieu qui l'avait si cruellement frappé. Il fut question de le faire arrêter et enfermer; mais le curé, qui était bon, en eut pitié, et ne dit rien. C'était d'ailleurs le seul trait de violence qu'on pût reprocher à cet infortuné. Il était inoffensif, quoique sa mine fût effrayante. On le rencontrait souvent assis sur la berge d'un fossé, le visage tourné vers la haie. Comme tous les malheureux, il avait lassé la compassion à la longue, et n'était plus qu'un objet de terreur ou de risée. On l'appelait le fou Féray, et pendant qu'on lui donnait, un peu par crainte, quelque morceau de pain à la porte des fermes, les enfants lui attachaient

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