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n'en preniez soin, ils se tourneraient bientôt en griffes hideuses. Il en est de même des facultés qui nous sont départies par le ciel: ce sont des armes à deux tranchants, également propres au bien et au mal. Plus ces facultés sont déterminées et puissantes, plus le don est riche: le tout est de les régler et de les diriger convenablement; ce sera le devoir de Sibylle vis-à-vis d'elle-même le jour où elle sera entrée en possession de sa liberté morale; jusque-là, c'est le nôtre. J'ai toujours considéré les parents, et tous ceux à qui échoit la tâche sacrée d'élever des enfants, comme responsables pour moitié des destinées qu'ils préparent. Je me fais cette idée de la justice de Dieu, qu'elle daigne remonter jusqu'à la source de nos fautes, les rechercher dans leurs premiers germes, et démêler avec une délicatesse d'équité suprême la part de tous dans la vie de chacun. Cette solidarité, dont nous rendrons compte, est un lourd fardeau sans doute; mais, d'autre part, ma chère, il est doux de penser que notre influence sur l'avenir et sur le bonheur de nos enfants ne s'arrête pas à cette vie, et qu'elle se prolonge dans l'éternité. Quant à Sibylle, sans briser en elle l'instrument précieux de la volonté, qui est une faculté d'élite et une arme sans égale en ce combat de la vie, j'userai de tout mon courage pour le ployer dans le sens du vrai, du raisonnable et du possible, bien que j'eusse préféré que cette lutte pénible eût été épargnée à ma vieillesse; car j'avoue mon faible extrême pour cette enfant, et je serais désespéré qu'elle prît son grand-père, – son unique père, – pour un homme dur et insensible. Dieu sait pourtant que je ne le suis pas!

      – Dieu et moi! dit la marquise en levant vers son mari son clair regard empreint d'une tendresse infinie.

      L'entretien de ces deux dignes vieillards fut interrompu soudain par des cris aigus qui venaient des jardins, et qui appelèrent immédiatement M. de Férias à la pratique de ses théories. Il se rendit sur-le-champ, le coeur oppressé, à son cruel devoir, et il aperçut sa petite-fille soutenant des pieds et des mains un combat acharné contre sa fidèle nourrice, laquelle avait été promue depuis deux ou trois ans aux fonctions de gouvernante. Cette scène déplorable se passait au bord d'un étang sur lequel trois ou quatre cygnes superbes promenaient sans bruit leur gracieuse majesté. A l'approche de son grand-père, Sibylle cessa de crier et l'attendit, l'oeil enflammé, les lèvres serrées, dans une attitude résolue.

      – Qu'y a-t-il donc, s'il vous plaît? dit M. de Férias.

      – Je veux monter sur le cygne! dit brièvement Sibylle.

      – Comment, monter sur le cygne! reprit le marquis. Quelle est cette plaisanterie?

      La nourrice expliqua alors que Mademoiselle, après avoir distribué du pain aux cygnes avec beaucoup de gentillesse, avait tout à coup exprimé le désir énergique et monter à cheval sur un de ces oiseaux, et de faire en cet équipage le tour de l'étang. – N'est-ce pas, monsieur le marquis, qu'elle se noierait?

      – Cela n'est pas douteux, dit le marquis, et elle mériterait qu'on lui en laissât faire l'expérience.

      – Le cygne ne se noie pas! dit Sibylle.

      – Le cygne a reçu de Dieu le don de nager, et vous ne l'avez pas.

      – Je veux monter sur le cygne! reprit Sibylle frémissante.

      – Vous allez monter à votre chambre, dit le marquis, puisque vous n'entendez pas raison. Emmenez-la, nourrice.

      Sibylle se débattant avec un redoublement de cris, M. de Férias la saisit par le corsage, l'enleva de terre, et, marchant à grands pas vers le château, alla la déposer dans une salle basse où il l'enferma; puis il revint vers la marquise, et, se laissant tomber tout tremblant dans un fauteuil:

      – Ce qui me console, ma chère, dit-il, c'est que je souffre plus qu'elle.

      Il y a des lecteurs qui n'ont pas d'enfants, et nous ne devons pas l'oublier. Nous nous garderons donc de suivre pas à pas le marquis de Férias dans l'application douloureuse et méritoire de son système d'éducation. Il nous suffira de dire qu'après un assez bon nombre d'exécutions analogues à celle que nous venons de raconter, Sibylle comprit à merveille que la nature des choses et la raison supérieure de son grand-père pouvaient et devaient, en beaucoup de cas, arrêter le torrent de sa volonté, en attendant qu'elle connût les lois morales qui devaient en contenir le cours et en diriger le penchant. Un jour arriva où il suffisait que M. de Férias lui dît en souriant: "Sibylle, vous voulez monter sur le cygne!" pour faire tomber aussitôt l'orage d'un caprice déraisonnable. Bref, elle ne garda de ses instincts impérieux que la fermeté persévérante et passionnée dans les aspirations permises.

      Madame de Beaumesnil, témoin jaloux de ces heureux résultats, changea de langage; au lieu de plaindre les parents de Sibylle, ce fut Sibylle qu'elle plaignit.

      – Il faut vraiment, disait-elle, que ce vieux Férias n'ait pas plus d'âme que mon soulier pour battre cette pauvre petite, une enfant sans mère!.. car, bien qu'il ne l'ait jamais frappée devant moi (il ne l'oserait pas… il connaît mon coeur;… il sait que je lui sauterais aux yeux, tout Férias qu'il est!), on voit que cette enfant a l'habitude d'être battue. Elle tremble devant eux, elle les déteste, et franchement ils ne l'ont pas volé: ce sera leur punition en attendant que le bon Dieu ait son tour.

      Madame de Beaumesnil se trompait. Grâce à la bonté même de ce Dieu qu'elle invoquait si souvent, comme toutes les plates dévotes de son espèce, et qu'elle connaissait si mal, – une mère peut châtier bravement sa fille coupable, sans courir l'horrible risque d'en être haïe. Il y a dans le coeur d'un petit enfant le même sentiment de profonde justice que dans l'âme d'une grande nation. Les enfants aiment leurs parents comme les peuples leurs souverains, – quand ils les respectent. Sibylle, loin de détester M. et madame de Férias, qui d'ailleurs, hors des intervalles de sévérité nécessaire, lui faisaient entre leurs deux coeurs le plus doux nid du monde, avait pour eux une affection réfléchie qui n'était point de son âge. Elle les adorait, elle les admirait. Son esprit fin, sérieux, un peu enthousiaste, était frappé à un degré extraordinaire du caractère en même temps élevé et candide qui présidait aux relations familières des deux vieillards, de leur exquise intimité, de la dignité tranquille, de la discipline un peu patriarcale qui distinguaient et honoraient la maison de ses pères. Les contrastes ne manquaient pas d'ailleurs pour éclairer son jugement. On l'envoyait quelquefois passer la journée au Manoir, chez madame de Beaumesnil, qui déclarait avoir pour cette enfant les sentiments d'une mère, et qui les lui témoignait de reste en la bourrant de compliments ridicules et d'indigestes friandises. En ces occasions, le commérage trivial de son hôtesse, l'insipide gaieté de M. de Beaumesnil, les chansons à boire du chevalier, les entreprises bavardes de mademoiselle Constance avec les domestiques, la turbulence infernale de la brune et belle Clotilde, plus âgée qu'elle de quatre ou cinq ans, plongeaient Sibylle dans une surprise mêlée de malaise qu'elle exprimait naïvement à sa manière:

      – Vous vous êtes amusée, ma chérie? lui disait madame de

      Férias.

      – Oui, grand'mère, on m'a bien amusée, mais je me suis ennuyée.

      C'était surtout à la suite de ces excursions dans le voisinage que Sibylle goûtait sensiblement la saveur de l'atmosphère morale qu'on respirait à Férias. Elle aimait jusqu'à cette bonne odeur des vieillards qui se soignent et ces vagues parfums d'iris qu'elle retrouvait dans les caresses du retour.

      Le marquis de Férias s'était réservé une partie de ses immenses propriétés, et il en dirigeait l'exploitation. Il avait coutume de distribuer lui-même, tous les samedis, la paye aux ouvriers qu'il employait, profitant de cette occasion pour s'informer de leurs intérêts particuliers et pour prodiguer les oeuvres de charité. Cette cérémonie de la paye était une des fêtes de Sibylle. Elle s'accomplissait, dans la belle saison, sur une pelouse qui touchait à la limite du parc et de la campagne: au déclin du jour, le marquis et la marquise venaient s'asseoir sur un banc ombragé par un groupe de sapins; Sibylle se plaçait gravement entre eux. Elle entendait d'abord au loin les chants des moissonneurs, puis elle voyait apparaître leur longue file bariolée sur le sommet d'un coteau qui dominait le parc. Ils descendaient, toujours chantant, la serpe à la main ou la fourche sur l'épaule, un sentier

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