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nue, et, après avoir examiné curieusement pendant quelques instants les végétations qui germaient au fond du bassin, elle s'était affaissée peu à peu dans les herbes et dans les fleurs du bord; prise d'un de ces attendrissements inexpliqués auxquels elle était sujette depuis quelque temps, elle se mit à pleurer, et regarda ses larmes tomber une à une comme des perles dans l'onde transparente et sonore. Un léger bruit lui fit soudain lever le front: elle aperçut le fou Féray blotti vis-à-vis d'elle dans les broussailles. Sa tête couverte d'une débris de chapeau de paille, maigre, pâle, redoutable d'aspect, s'avançait hors d'un buisson; ses regards étaient dirigés sur Sibylle avec une intensité d'attention extraordinaire; de grosses larmes s'échappaient de ses yeux creux et coulaient dans sa barbe grise. Devant ce spectre, l'enfant, quoique brave, sentit un frisson dans ses veines; elle voulut appeler, et se trouva muette. Le fou comprit son effroi, et dit d'une voix basse et plaintive:

      – N'ayez pas peur, je ne vous ferai pas de mal.

      Puis il se leva, pendant que Sibylle se levait de son côté par une sorte de mouvement mécanique, s'approcha d'elle et la regarda fixement:

      – Pauvre enfant! murmura-t-il, pauvre enfant!

      Et, se laissant tomber sur le sol, il sanglota la tête dans ses bras.

      Sibylle connaissait l'histoire de ce pauvre homme; elle entrevit que quelque vague ressemblance lui rappelait la petite fille qu'il avait perdue; la pitié domina un instant la terreur dans son âme délicate; elle se mit à genoux, et passa doucement sa main blanche sur la tête hérissée du fou. Puis, comme effrayée de sa hardiesse, elle courut rejoindre sa nourrice, qui ne fut pas médiocrement alarmée en voyant l'instant d'après Jacques Féray s'attacher à leurs pas. Il les suivit comme un chien jusqu'au château. M. et madame de Férias, émus du récit de Sibylle, s'approchèrent du malheureux, qui s'était arrêté derrière la grille du parc, lui adressèrent des paroles de bonté, et lui remplirent son sac de provisions. A partir de cette époque, on observa que sa folie affectait un caractère plus calme. Il ne se passait guère de jour sans qu'il se présentât à la grille du château, où Sibylle s'empressait d'accourir les mains pleines. Elle le rencontrait souvent dans ses promenades; il avait remarqué le goût de Sibylle pour les fleurs sauvages; il savait celles qu'elle préférait, il en faisait d'énormes bouquets, et venait sans mot dire les déposer aux pieds de l'enfant. Elle lui disait: "Merci, mon Jacques," en souriant, et le fou se retirait satisfait. Le marquis et la marquise l'appelaient le fou de Sibylle, et les domestiques le fou de Mademoiselle. Sibylle se montrait touchée et un peu fière de l'empire qu'elle exerçait sur cet esprit désolé et révolté. Cet empire toutefois échoua sur un point: conseillée par ses parents, elle essaya un jour d'emmener Jacques à la messe dans l'église de Férias; arrivé au seuil du cimetière, il se dégagea violemment des mains de Sibylle, poussa un cri sauvage, et se mit à descendre la lande en courant.

      Deux mois environ après sa première rencontre avec le fou Féray, Sibylle reçut la visite de son amie Clotilde Desrozais, qui se préparait à entrer dans un couvent de Paris, afin d'y achever son éducation, ou plutôt de l'y commencer. Mademoiselle Clotilde était alors âgée de douze à treize ans; elle était grande, admirablement faite, l'oeil superbe, habituellement à demi clos et voilé, mais dévorant quand il s'ouvrait; elle avait de lourdes nattes d'un noir bleuâtre, et montrait entre des lèvres pourprées des dents blanches comme la pulpe d'une noisette fraîche. Elle paraissait douée en outre d'une vive intelligence et d'une ardente sensibilité; mais, à vrai dire, on ne savait trop quels éléments fermentaient dans le chaos brûlant de cette riche nature, abandonnée à elle-même comme en pleine forêt, et qui inspirait à Sibylle un sentiment d'affection mêlé d'inquiétude. Mademoiselle Clotilde la tourmentait le plus souvent par ses caprices de fougueuse autorité; mais l'instant d'après elle la séduisait par des effusions de tendresse irrésistibles. Elle la serrait sur son coeur, les yeux humides. "Je t'aime, ma Sibylle, disait-elle, et je t'aimerai toujours! Il faut que tu me jures de m'aimer aussi toute ta vie. Voyons, jure, jure!" Sibylle jurait timidement. "Vois-tu, reprenait Clotilde, j'aime tant ceux que j'aime que je voudrais les manger!" En attendant elle les mordait quelquefois.

      Mademoiselle Desrozais était donc venue passer la journée à Férias. Pendant que Sibylle préparait une collation à son amie, celle-ci avisa par une fenêtre le fou Féray, qui dormait à l'ombre dans la cour du château. Clotilde, sans mot dire, courut à la cuisine, se fit donner un paquet de cordelettes, y enfila des ferrailles, de vieux éperons, des débris de vitre qu'elle récolta de côté et d'autre, et alla discrètement suspendre cet attirail aux vêtements du fou endormi. Puis, ayant pris la précaution barbare de fermer toutes les grilles de la cour, elle appela son chien Max, espèce de molosse à demi sauvage qui la suivait partout. Elle poussa alors le fou d'un coup de pied et le réveilla en sursaut. "Ici, Max! Ici, mon chien! cria-t-elle. Mords-le! mords-le!" Jacques Féray avait grand'peur des chiens, qui lui témoignaient en général peu d'amitié. En voyant le bouledogue s'élancer vers lui, il prit sa course follement. Le bruyant appareil qui pendait à son collet se mit en mouvement et acheva de l'épouvanter. Il se précipitait et se heurtait d'une grille à l'autre, le chien sur ses talons, éperdu, haletant et hurlant, à la grande joie de la belle Clotilde. Cependant Sibylle, attirée par le bruit, était accourue à la fenêtre. Dès qu'elle eut vu ce qui se passait, elle bondit dans la cour et atteignit le fou au moment où le chien venait de saisir les lambeaux de toile qui enveloppaient ses jambes. L'enfant usa de toutes ses forces pour repousser loin de son protégé le féroce bouledogue, qui, tournant subitement sa rage contre elle, lui mordit le bras, d'où le sang coula. Les domestiques arrivèrent, écartèrent le chien, et emportèrent Sibylle évanouie. Devant ce résultat final de son espièglerie, Clotilde fondit en larmes; mais lorsque son aimable tante l'emmena une heure après, et qu'elle vit Jacques Féray, qui s'était recouché sur le pavé, se soulever et lui montrer le poing en agitant la ferraille dont elle l'avait affublé, elle ne put s'empêcher de rire de la menace silencieuse de l'idiot: elle eut tort.

      Sibylle resta au lit avec la fièvre pendant trois jours. Jacques Féray passe ces trois jours étendu comme un mort sous la fenêtre de sa chambre. Après de vaines tentatives pour l'arracher de cette place, on l'y laissa par l'ordre de M. de Férias, et on lui donna à manger là. Il n'en bougeait pas même la nuit. La quatrième jour, au matin, il s'entendit appeler par son nom, et, se dressant brusquement, il vit Sibylle à sa fenêtre. Il y eut quelque chose de touchant dans le sourire qui passa alors comme un rayon de soleil d'hiver sur ce pauvre visage qui ne riait jamais.

      V

      MISS O'NEIL

      M. de Férias, qui pensait que l'éducation morale des enfants doit être commencée dès le berceau, n'avait mis aucune hâte à entreprendre l'éducation intellectuelle de sa petite-fille.

      – L'âme, disait-il, est comme la moelle de ces jeunes arbres: elle veut être soutenue et dirigée dès qu'ils naissent; mais nous devons, comme fait la nature, attendre un certain degré de force et de maturité pour en tirer des fruits. Plus ce petit cerveau, ajoutait-il en caressant la blonde tête de Sibylle, témoigne d'heureuses et faciles dispositions, plus il demande à être ménagé et respecté dans sa fleur.

      Cependant il y eut pour le marquis et la marquise de Férias, lorsqu'enfin ils jugèrent opportun d'initier Sibylle aux mystères de l'alphabet, il y eut une heure de doute et d'amertume qui fut pour madame de Beaumesnil une heure d'extrême jubilation. Cette intelligence, qui semblait si prompte et si ouverte dans le monde de la fantaisie, le seul où elle se fût exercée jusque-là, se trouva, devant la science positive de la lecture, d'une incapacité affligeante. Ni tendresses ni rigueurs ne pouvaient vaincre le dégoût de cet esprit rêveur pour une application régulière. La pauvre marquise, y perdant ses peines et jusqu'à sa patience céleste, appela à son aide le curé de Férias, comme plus imposant. Le curé, qui était homme de conscience et de plus pénétré d'un profond respect pour la famille de Férias, apporta à sa tâche un soin religieux, et n'eut pas plus de succès.

      – J'en maigris, disait-il.

      Avec le temps, il devait en voir bien d'autres.

      – La pauvre petite sera idiote, répondait madame de

      Beaumesnil. Ils l'ont abrutie.

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