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beaucoup, et un peu le diable. Ils avaient fantaisie de prendre la croix, afin de conquérir le tombeau du Sauveur qui était aux mains des infidèles.

      Vers deux heures après l’Angelus de midi, ils frappèrent de compagnie à la porte de l’orfévre Pointel, que les bourgeois de Rennes, ses compères, avaient surnommé Lucifer. Pointel était riche à tonneaux d’or et à tombereaux d’argent. Il avait, disait-on, du sang juif dans les veines, et pratiquait l’usure comme ont fait en tout temps les gens de cette nation ; mais il allait à la messe, ce qui enlevait tout prétexte honnête à ses dupes, qui l’eussent voulu de bon cœur lapidé. La seule vengeance qu’on se permît à son égard consistait en cet étrange et emphatique sobriquet de Lucifer. On ne peut s’empêcher de penser que c’était là jeter au démon un cruel outrage, et, au fond de l’enfer, l’archange déchu doit s’irriter outre mesure en se voyant rabaissé au niveau d’un trafiquant israélite, – espèce si vile, race si profondément abjecte, que l’opulence elle-même est impuissante à la relever.

      Mais ne mettons plus notre loquèle à la place du récit de Joson.

      Lucifer tenait à coup sûr le premier rang parmi les argentiers de Rennes. Il habitait un vaste édifice situé sur les bords de la petite rivière d’Ille, et ses jardins, plantés d’arbrisseaux précieux et tout pleins de fleurs rares, s’étendaient au bord de l’eau, si loin, que l’œil n’en pouvait voir à la fois les deux extrémités. C’était un homme de quarante ans environ, petit, et portant sur son visage ce caractère d’avidité cauteleuse qui est le propre des enfants d’Abraham. Il avait la taille voûtée, et ses cheveux commençaient à grisonner. Sa physionomie changeait suivant les circonstances ; elle était arrogante en face du faible, humble vis-à-vis du puissant.

      De notre temps, cet orfévre eût fait un banquier recommandable.

      Nos quatre barons, descendus de cheval à sa porte, frappèrent bel et bien jusqu’à ce qu’un valet leur vînt ouvrir.

      – Va-t’en dire à ce chien de Lucifer !… commença Yves Malgagnes.

      Mais Hervé de Lohéac, qui était un seigneur prudent, l’interrompit.

      – Ami, dit-il au valet, va, je te prie, et préviens maître Pointel que quatre nobles hommes désirent l’entretenir sur-le-champ.

      Le valet obéit.

      – Sainte croix ! murmura Malgagnes, c’est pitié de jeter sa courtoisie à un juif !

      Les barons étaient alors dans un somptueux vestibule dont les tentures faisaient grande honte aux pauvres tapisseries de leurs manoirs. Gérard Lesnemellec, seigneur de Lern et du Val, avait amené avec lui son fils unique, Addel, qui était à peine âgé de seize ans. Le jeune homme regardait ces magnificences avec une admiration naïve. Il s’approchait, il touchait le drap d’or, la soie et le velours ; il ne se pouvait point rassasier de voir et de s’émerveiller.

      Par hasard, tandis qu’il faisait ainsi le tour du vestibule, Addel souleva les draperies festonnées d’une portière. Curieux comme on est à son âge, il avança vivement la tête, afin de jeter son regard dans la pièce voisine. Mais tout aussitôt une épaisse rougeur colora son front ; il mit ses deux mains sur son cœur, et demeura immobile, dans l’attitude d’une muette contemplation.

      Au milieu d’un petit salon tendu à la mode orientale, Addel venait d’apercevoir une jeune fille à peine sortie de l’adolescence. La jeune fille était belle de cette beauté noble, suave, choisie, que Dieu a laissée aux vierges d’Israël, parce qu’il y a toujours un rayon de clémence dans les orages du courroux divin. Elle était demi-couchée sur des coussins amoncelés. Son grand œil noir rêvait sous l’arc hautain d’un sourcil de reine ; un vague sourire venait par intervalle aux lignes pures de sa bouche. De larges boucles, abondantes, noires et lustrées, ruisselaient le long de sa joue pâle. Elle tenait à la main un luth de forme étrangère, dont les cordes, récemment sollicitées, rendaient encore un vague et fugitif murmure.

      Au mouvement que fit Addel, la jeune fille se retourna. En ces temps de chevalerie, l’amour était un culte, et l’enfance apprenait de bonne heure le code de cette galanterie mystique et contemplative qui est morte un beau jour, étouffée sous le poids des pédants ressouvenirs de la Renaissance. Addel mit un genou en terre. La belle juive, un instant effrayée, rappela son charmant sourire, et fit un digne et gracieux salut.

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