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l’empreinte du pied de fer des chevaliers. Quelquefois, entre deux collines, on aperçoit la Vilaine qui montre timidement un lambeau de son mince ruban de satin. Un poëte de l’empire se pâmerait d’aise à voir cette modeste naïade qui a quelque chose d’académique dans ses contours ; il songerait au proverbial Méandre, et ferait à coup sûr plusieurs milliers d’alexandrins, dont Dieu nous préserve ! À l’horizon, les collines grandissent et se font montagnes ; les lointains se teignent d’azur, tandis que le premier plan éblouit l’œil de ses jaunes reflets. Au sommet de quelque côte abrupte, dont le tapis de bruyère se déchire çà et là pour laisser passer la dent noire et pointue du rocher, se dresse un magnifique château, entouré de futaies gigantesques, et mirant la campanille de son beffroi dans les eaux claires du lac qui dort au fond de la vallée.

      Tout cela est d’un charmant aspect ; – mais, sur l’heure de midi, par une ardente journée d’août, tout cela est bien triste. La Vilaine est à sec, le lac croupit, les moissons coupées découvrent la poussière grisâtre du sillon ; la lande torréfiée exhale de chaudes et fades vapeurs ; l’horizon est en feu ; la route brûle, et le ciel pèse sur le crâne des voyageurs comme pesait le plomb maudit des cachots de Venise sur la tête des captifs de Saint-Marc.

      Or, c’était par une matinée d’août de l’année 183…, et vers l’heure de midi, que je cheminais, le front bas et les pieds meurtris, sur la route de Pontréan à Guichen.

      Après deux heures de marche, j’entendis derrière moi le bruit sourd d’un sabot de cheval frappant, à l’amble, la poudre épaisse de la route. C’était un Guichenais qui revenait de Rennes sur un bidet phthisique. Le bidet soufflait déplorablement, mais le rustre chantait et narguait le soleil sous son vaste chapeau de paille.

      – Combien y a-t-il encore d’ici Guichen ? lui demandai-je au moment où il passait devant moi.

      – Toujours tout droit… faut pas mentir ! me répondit-il en soulevant son grand chapeau.

      La réponse ne me parut point parfaitement catégorique, et je repris :

      – Avons-nous bien encore une lieue ?

      – Une lieue ! répéta le Guichenais d’un ton goguenard.

      – Une demi-lieue ?

      – Ma fâ dame nenni, notre monsieur.

      – Combien donc ?

      – Faut pas mentir !

      Ce disant, le Guichenais souleva de nouveau son grand chapeau, et remit à l’amble son bidet poitrinaire. Je dus m’avouer que cette réponse évasive, dont abuse avec un sarcastique plaisir le paysan d’Ille-et-Vilaine, contient un précepte profondément recommandable, et je continuai ma route en tâchant de me convaincre que c’était là une excellente plaisanterie.

      Au premier détour de la route, je retrouvai mon Guichenais agenouillé auprès de son bidet, lequel gisait à terre et agonisait.

      C’est toujours ainsi au champ d’honneur que meurent les coursiers de Guichen ; il n’y a pas d’exemple qu’une seule de ces héroïques bêtes ait rendu le dernier soupir sur la litière. – Le Guichenais se lamentait fort, et répétait sur tous les tons :

      – Je suis ruiné, aussi vrai que je m’appelle Joson Férou !

      Et il tâchait de relever son cheval, qui remuait convulsivement ses quatre pattes, et s’éteignait dans un suprême accès de toux. Quand le bidet fut mort, le Guichenais joignit ses mains, courba la tête, et prononça avec accablement :

      – Faut pas mentir !

      Ce dicton n’a point son pareil dans le monde. Il pourrait au besoin remplacer les vingt mille mots du vocabulaire et leurs diverses combinaisons.

      La douleur du pauvre diable me toucha, et, oubliant ma rancune, je mis la main au gousset, d’où je tirai une pièce de six livres. Je la présentai à Joson Férou.

      Il prit la pièce et la pesa. Puis il ôta son large chapeau dont il tourna les bords entre ses doigts avec embarras.

      – Not’ monsieur, dit-il, merci tout de même, ça, c’est la vérité ; mais la bête ne valait que quatre livres dix sous… Ma fâ dame oui.

      Ceci me fit augurer que cent écus de rente devaient représenter à Guichen une écrasante opulence. – Il va sans dire que mon Guichenais me donna tous les renseignements que je voulus. Il gagnait trente sous à la mort de son bidet, ce qui compensait bien un peu les angoisses de la séparation. Nous fîmes route ensemble.

      Nous venions de descendre une côte roide et bordée des deux côtés par des talus taillés à pic dans la pierre rose qui abonde aux alentours. La route se bifurquait au fond du ravin. L’une des deux branches, étroit sentier peu fréquenté sans doute, car le gazon croissait au milieu de sa voie, tournait à gauche, et se perdait en courant tortueusement dans la vallée : l’autre branche, qui était la continuation du grand chemin, grimpait en spirale le long de la côte opposée. – Ce lieu était triste, désert, et son aspect sauvage me serra le cœur.

      – Comment nomme-t-on ce ravin ? demandai-je au Guichenais.

      – Sauf respect, notre monsieur, c’est le Val…

      Joson s’interrompit et se signa.

      – Le Val-aux-Fées, sauf respect ! ajouta-t-il.

      En Bretagne, ce gracieux nom de fée n’éveille que des pensées de terreur. La fée bretonne est vieille, laide, noire, boiteuse, borgne, édentée, bossue, ridée, chauve et méchante. C’est à peine si les plus redoutables de nos portières modernes pourraient en donner une idée affaiblie.

      En Écosse, on eût donné ce nom charmant de Val-aux-Fées à quelque délicieuse retraite, à l’un de ces romantiques paysages que Scott, le merveilleux artiste, nous a rendus familiers. En Bretagne, le Val-aux-Fées est un sinistre entonnoir, dont la vue prédispose à ces méditations du genre le plus mélodramatique. Les deux rampes parallèles concentrent les rayons du soleil et les rejettent, si ardents, au taillis qui foisonne au fond du ravin, que les branches de ce taillis portent en août déjà des feuilles jaunies et séchées : on dirait une forêt de fagots. Le sol rougeâtre donne à la mouvante poussière du chemin des reflets de feu. En avant, une aride montagne, au sommet de laquelle se dressent les pans ébréchés d’une vieille muraille, barre la vue et repousse l’œil jusque sur le feuillage grillé du ravin. En arrière, la route court, droite et roide, encaissée par de gigantesques talus qui surplombent, et menacent incessamment de crouler.

      De sorte que, dans les idées bretonnes, le nom et le lieu s’accordent à merveille.

      Joson s’était arrêté. Il regardait les ruines en clignant de l’œil et semblait attendre une seconde question. Tout homme est un peu cicerone ; Joson était certes à l’abri de tout soupçon à l’endroit de l’archéologie, mais il savait un conte et voulait gagner son écu de six livres.

      Ma curiosité vint en aide à son envie.

      – Qu’est cela ? demandai-je encore, en montrant le sommet de la côte.

      – Faut dire la vérité ! prononça Joson avec une mystérieuse emphase ; – c’est le château de Lucifer.

      Joson s’appuya sur son mince bâton de cormier à massue, et se prit à siffler un de ces airs indigènes à périlleuses cadences, qui peuvent durer trois jours sans jamais retomber sur la tonique. Moi, j’avais dressé l’oreille, flairant une bonne vieille histoire.

      L’histoire vint, vieille sinon bonne. – Je vais vous la dire telle à peu près que mon Guichenais me la conta sur le revers d’un talus, à l’ombre d’un taillis de châtaigniers, en ponctuant chaque paragraphe d’un salut fort courtois et d’un solennel FAUT PAS MENTIR.

      I. CINQ ANS

      Il y a bien des années, les gentilshommes avaient coutume de passer la mer pour s’en aller en terre sainte et combattre les païens. Beaucoup partaient et ne revenaient point ; mais cela n’empêchait pas leurs fils de partir après

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