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Sapho. Alphonse Daudet
Читать онлайн.Название Sapho
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Alphonse Daudet
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Et Fanny maintenant connaissait toute la famille. Lorsqu’il recevait une lettre de Castelet, au bas de laquelle les bessonnes avaient mis quelques lignes de leur grosse écriture à petits doigts, elle la lisait par-dessus son épaule, s’attendrissait avec lui. De son existence à elle il ne savait rien, ne s’informait pas. Il avait le bel égoïsme inconscient de sa jeunesse, aucune jalousie, aucune inquiétude. Plein de sa propre vie, il la laissait déborder, pensait tout haut, se livrait, pendant que l’autre restait muette.
Ainsi les jours, les semaines s’en allaient dans une heureuse quiétude un moment troublée par une circonstance qui les émut beaucoup, mais diversement. Elle se crut enceinte et le lui apprit avec une joie telle qu’il ne put que la partager. Au fond, il avait peur. Un enfant, à son âge !… Qu’en ferait-il ?… Devait-il le reconnaître ?… Et quel gage entre cette femme et lui, quelle complication d’avenir !
Soudainement, la chaîne lui apparut, lourde, froide et scellée. La nuit, il ne dormait pas plus qu’elle ; et côte à côte dans leur grand lit, ils rêvaient, les yeux ouverts, à mille lieues l’un de l’autre.
Par bonheur, cette fausse alerte ne se renouvela plus, et ils reprirent leur train de vie paisible, exquisement close. Puis l’hiver fini, le vrai soleil enfin revenu, leur case s’embellissait encore, agrandie de la terrasse et de la tente. Le soir, ils dînaient là sous le ciel teinté de vert, que rayait le sifflement en coup d’ongle des hirondelles.
La rue envoyait ses bouffées chaudes et tous les bruits des maisons voisines ; mais le moindre souffle d’air était pour eux, et ils s’oubliaient des heures, leurs genoux enlacés, n’y voyant plus. Jean se rappelait des nuits semblables au bord du Rhône, rêvait de consulats lointains dans des pays très chauds, de ponts de navires en partance où la brise aurait cette haleine longue dont frémissait le rideau de la tente. Et lorsqu’une caresse invisible murmurait sur ses lèvres : « m’aimes-tu ?…” il revenait toujours de très loin pour répondre : « oh ! oui, je t’aime… » Voilà ce que c’est de les prendre si jeunes ; ils ont trop de choses dans la tête.
Sur le même balcon, séparé d’eux par une grille en fer enguirlandée de fleurs grimpantes, un autre couple roucoulait, M. et Mme Hettéma, des gens mariés, très gros, dont les baisers claquaient comme des gifles. Merveilleusement appareillés, dans une conformité d’âge, de goût, de lourdes tournures, c’était touchant d’entendre ces amoureux à fin de jeunesse chanter en duo tout bas, en s’appuyant à la balustrade, de vieilles romances sentimentales…
Mais je l’entends qui soupire dans l’ombre
C’est un beau rêve, ah ! laissez-moi dormir.
Ils plaisaient à Fanny, elle aurait voulu les connaître. Quelquefois même la voisine et elle échangeaient par-dessus le fer noirci de la rampe un sourire de femmes amoureuses et heureuses ; mais les hommes comme toujours se tenaient plus raides et l’on ne se parlait pas.
Jean revenait du quai d’Orsay, une après-midi, quand il s’entendit appeler au coin de la rue Royale. Il faisait un jour admirable, une lumière chaude où Paris s’épanouissait à ce tournant du boulevard qui par un beau couchant, vers l’heure du Bois, n’a pas son pareil au monde.
– Mettez-vous là, belle jeunesse, et buvez quelque chose… ça m’amuse les yeux de vous regarder.
Deux grands bras l’avaient happé, assis sous la tente d’un café envahissant le trottoir de ses trois rangs de tables. Il se laissait faire, flatté d’entendre autour de lui ce public de provinciaux, d’étrangers, jaquettes rayées et chapeaux ronds, chuchoter curieusement le nom de Caoudal.
Le sculpteur, attablé devant une absinthe qui allait avec sa taille militaire et sa rosette d’officier, avait auprès de lui l’ingénieur Déchelette arrivé de la veille, toujours le même, hâlé et jaune, ses pommettes en saillie remontant ses petits yeux bons, sa narine gourmande qui reniflait Paris. Dès que le jeune homme fut assis, Caoudal, le montrant avec une fureur comique :
– Est-il beau, cet animal-là… Dire que j’ai eu cet âge et que je frisais comme ça… Oh ! la jeunesse, la jeunesse…
– Toujours donc ? fit Déchelette saluant d’un sourire la toquade de son ami.
– Mon cher, ne riez pas… Tout ce que j’ai, ce que je suis, les médailles, les croix, l’Institut, le tremblement, je le donnerais pour ces cheveux-là et ce teint de soleil…
Puis revenant à Gaussin avec sa brusque allure :
– Et Sapho, qu’est-ce que vous en faites ?… On ne la voit plus.
Jean arrondissait les yeux, sans comprendre.
– Vous n’êtes donc plus avec elle ?
Et devant son ahurissement, Caoudal ajouta sur un ton d’impatience :
– Sapho, voyons… Fanny Legrand… Ville-d’Avray…
– Oh ! c’est fini, il y a longtemps…
Comment lui vint ce mensonge ? Par une sorte de honte, de malaise, à ce nom de Sapho donné à sa maîtresse ; la gêne de parler d’elle avec d’autres hommes, peut-être aussi le désir d’apprendre des choses qu’on ne lui aurait pas dites sans cela.
– Tiens ! Sapho… Elle roule encore ? demanda Déchelette distrait, tout à l’ivresse de revoir l’escalier de la Madeleine, le marché aux fleurs, la longue enfilade des boulevards entre deux rangs de bouquets verts.
– Vous ne vous la rappelez donc pas, chez vous, l’année dernière !… Elle était superbe dans sa tunique de fellah… Et le matin de cet automne, où je l’ai trouvée déjeunant avec ce joli garçon chez Langlois, vous auriez dit une mariée de quinze jours.
– Quel âge a-t-elle donc ?… Depuis le temps qu’on la connaît…
Caoudal leva la tête pour chercher : « Quel âge ?…. quel âge ?… Voyons, dix-sept ans en 53, quand elle me posait ma figure… nous sommes en 73. Ainsi, comptez. » Tout à coup ses yeux s’allumèrent : « Ah ! si vous l’aviez vue, il y a vingt ans… longue, fine, la bouche en arc, le front solide… Des bras, des épaules encore un peu maigres, mais cela allait bien à la brûlure de Sapho… Et la femme, la maîtresse !… Ce qu’il y avait dans cette chair à plaisir, ce qu’on tirait de cette pierre à feu, de ce clavier où ne manquait pas une note… Toute la lyre !… comme disait La Gournerie. »
Jean, très pâle, demanda :
– Est-ce qu’il a été son amant, aussi celui-là ?…
– La Gournerie ?… Je crois bien, j’en ai assez souffert… Quatre ans que nous vivions ensemble comme mari et femme, quatre ans que je la couvais, que je m’épuisais pour suffire à tous ses caprices… maîtres de chant, de piano, de cheval, est-ce que je sais ?… Et quand je l’ai eu bien polie, patinée, taillée en pierre fine, sortie du ruisseau où je l’avais ramassée une nuit, devant le bal Ragache, ce bellâtre astiqueur de rimes est venu me la prendre chez moi, à la table amie où il s’asseyait tous les dimanches !
Il souffla très fort, comme pour chasser cette vieille rancune d’amour qui vibrait encore dans sa voix, puis il reprit, plus calme :
– D’ailleurs, sa canaillerie ne lui a pas profité… Leurs trois ans de ménage, ç’a été l’enfer. Ce poète aux airs câlins était rat, méchant, maniaque. Ils se peignaient, fallait voir !… Quand on allait chez eux, on la trouvait un bandeau sur l’œil, lui la figure sabrée de griffes… Mais le beau, c’est lorsqu’il a voulu la quitter. Elle s’accrochait comme une teigne, le suivait, crevait sa porte, l’attendait couchée en travers de son paillasson. Une nuit, en plein hiver, elle est restée cinq heures en bas de chez la Farcy où ils étaient montés toute la bande… Une pitié !… Mais le poète élégiaque