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Sapho. Alphonse Daudet
Читать онлайн.Название Sapho
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Alphonse Daudet
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
– Rappelle plus… fit-elle froidement, et sans mentir ; car ces créatures changeantes et de hasard ne sont jamais qu’à l’heure présente de leur amour. Nulle mémoire de ce qui précéda, nulle crainte de ce qui peut venir.
Caoudal, au contraire, tout au passé, dévidait à coups de sauternes ses exploits de robuste jeunesse, d’amour et de beuverie, parties de campagne, bals à l’Opéra, charges d’atelier, batailles et conquêtes. Mais, en se tournant vers eux avec l’éclair remonté à ses yeux de toutes les flammes qu’il remuait, il s’aperçut qu’ils ne l’écoutaient guère, occupés à égrener des raisins aux lèvres l’un de l’autre.
– Est-ce assez rasant ce que je vous raconte là… Mais si, mais si, je vous assomme… Ah ! nom d’un chien… C’est bête d’être vieux…
Il se leva, jeta sa serviette
– Pour moi, le déjeuner, père Langlois… cria-t-il vers le restaurant.
Il s’éloigna tristement, traînant les pieds, comme rongé d’un mal incurable. Longtemps les amoureux suivirent sa longue taille qui se voûtait sous les feuilles couleur d’or.
« Pauvre Caoudal !… c’est vrai qu’il se tasse… » murmura Fanny d’un ton de douce commisération ; et comme Gaussin s’indignait que cette Maria, une fille, un modèle, pût s’amuser des souffrances d’un Caoudal et préférer au grand artiste… qui ?… Morateur, un petit peintre sans talent, n’ayant pour lui que sa jeunesse, elle se mit à rire : « Ah ! innocent… innocent… » et lui renversant la tête à deux mains sur ses genoux, elle le humait, le respirait, dans les yeux, dans les cheveux, partout, comme un bouquet.
Le soir de ce jour-là, Jean pour la première fois coucha chez sa maîtresse qui le tourmentait à ce sujet depuis trois mois :
– Mais enfin, pourquoi ne veux-tu pas ?
– Je ne sais… ça me gêne.
– Puisque je te dis que je suis libre, que je suis seule…
Et la fatigue de la partie de campagne aidant, elle l’entraîna rue de l’Arcade, tout près de la gare. À l’entresol d’une maison bourgeoise d’apparence honnête et cossue, une vieille servante en bonnet paysan, l’air revêche, vint leur ouvrir.
– C’est Machaume… Bonjour Machaume… dit Fanny lui sautant au cou. Tu sais, le voilà mon aimé, mon roi… je l’amène… Vite, allume tout, fais la maison belle…
Jean resta seul dans un tout petit salon aux fenêtres cintrées et basses, drapées de la même soie bleue banale qui couvrait les divans et quelques meubles laqués. Aux murs trois ou quatre paysages égayaient et aéraient l’étoffe ; tous portaient un mot de dédicace : « à Fanny Legrand », « à ma chère Fanny… ».
Sur la cheminée, un marbre demi-grandeur de la Sapho de Caoudal, dont le bronze est partout, et que Gaussin dès sa petite enfance avait vu dans le cabinet de travail de père. Et à la lueur de l’unique bougie posée près du socle, il s’aperçut de la ressemblance, affinée et comme rajeunissante, de cette œuvre d’art avec sa maîtresse. ces lignes du profil, ce mouvement de taille sous la draperie, cette rondeur filante des bras noués autour des genoux lui étaient connus, intimes ; son œil les savourait avec le souvenir de sensations plus tendres.
Fanny, le trouvant en contemplation devant le marbre, lui dit d’un air dégagé : « Il y a quelque chose de moi, n’est ce pas ?… le modèle de Caoudal me ressemblait… » Et tout de suite elle l’emmena dans sa chambre, où Machaume en rechignant installait deux couverts sur un guéridon ; tous les flambeaux allumés, jusqu’aux bras de l’armoire à glace, un beau feu de bois, gai comme un premier feu, flambant sous le pare-étincelles, la chambre d’une femme qui s’habille pour le bal.
– J’ai voulu souper là, dit-elle en riant… nous serons plus vite au lit.
Jamais Jean n’avait vu d’ameublement aussi coquet. Les lampes Louis XVI, les mousselines claires des chambres de sa mère et de ses sœurs ne donnaient pas la moindre idée de ce nid ouaté, capitonné, où les boiseries se cachaient sous des satins tendres, où le lit n’était qu’un divan plus large que les autres, étalé au fond sur des fourrures blanches.
Délicieuse, cette caresse de lumière, de chaleur, de reflets bleus allongés dans les glaces biseautées, après leur course à travers champs, l’ondée qu’ils avaient reçue, la boue des chemins creux sous le jour qui tombait. Mais ce qui l’empêchait de déguster en vrai provincial ce confort de rencontre, c’était la mauvaise humeur de la servante, le regard soupçonneux dont elle le fixait, au point que Fanny la renvoya d’un mot : « Laisse-nous Machaume… nous nous servirons… » Et comme la paysanne jetait la porte en s’en allant : « N’y fais pas attention, elle m’en veut de trop t’aimer… Elle dit que je perds ma vie… ces gens de campagne, c’est si rapace !… Sa cuisine, par exemple, vaut mieux qu’elle… goûte-moi cette terrine de lièvre. »
Elle découpait le pâté, débouchait le champagne, oubliait de se servir pour le regarder manger, faisant à chaque geste remonter jusqu’à l’épaule les manches d’une gandoura d’Alger, de laine souple et blanche, qu’elle portait toujours à la maison. Elle lui rappelait ainsi leur première rencontre chez Déchelette ; et serrés sur le même fauteuil, mangeant dans la même assiette, ils parlaient de cette soirée.
– Oh ! moi, disait-elle, dès que je t’ai vu entrer, j’ai eu envie de toi… J’aurais voulu te prendre, t’emmener tout de suite, pour que les autres ne t’aient pas… Et toi, qu’est-ce que tu pensais, quand tu m’as vue ?…
D’abord elle lui avait fait peur ; puis il s’était senti plein de confiance, en intimité complète avec elle.
– Au fait, ajouta-t-il, je ne t’ai jamais demandé… Pourquoi t’es-tu fâchée ?… Pour deux vers de La Gournerie ?…
Elle eut le même froncement de sourcils qu’au bal, puis un geste de tête :
– Des bêtises !… n’en parlons plus…
Et les bras autour de lui :
–C’est que j’avais un peu peur, moi aussi… j’essayais de me sauver, de me reprendre… mais je n’ai pas pu, je ne pourrai jamais…
– Oh ! jamais.
– Tu verras.
Il se contenta de répondre avec le sourire sceptique de son âge, sans s’arrêter à l’accent passionné, presque menaçant, dont lui fut jeté ce « tu verras… ». Cette étreinte de femme était si douce, si soumise ; il croyait fermement n’avoir qu’un geste à faire pour se dégager…
Même à quoi bon se dégager ?… Il était si bien dans le dorlotement de cette chambre voluptueuse, si délicieusement étourdi par cette haleine en caresse sur ses paupières qui battaient, lourdes de sommeil, pleines de visions fuyantes, bois rouillés, prés, meules ruisselantes, toute leur journée d’amour à la campagne…
Au matin, il fut réveillé en sursaut par la voix de Machaume criant au pied du lit, sans le moindre mystère :
– Il est là… il veut vous parler…
– Comment ! il veut ?… Je ne suis donc plus chez moi !… tu l’as donc laissé entrer…
Furieuse, elle bondit, s’échappa de la chambre, à moitié nue, la batiste ouverte :
– Ne bouge pas, m’ami… je reviens…
Mais il ne l’attendit pas et ne sentit tranquille que lorsqu’il fut levé à son tour, et vêtu, ses pieds solides dans ses bottes.
Tout en ramassant ses vêtements dans la chambre hermétiquement close où la veilleuse