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Sapho. Alphonse Daudet
Читать онлайн.Название Sapho
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Alphonse Daudet
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Elle rentra haletante, tordant d’un beau geste sa chevelure répandue :
– Est-ce bête un homme qui pleure !…
Puis le voyant debout, habillé, elle eut un cri de rage :
– Tu t’es levé !… recouche-toi… tout de suite… Je le veux…
Subitement radoucie, et l’enlaçant du geste et de la voix :
– Non, non… ne pars pas… tu ne peux pas t’en aller comme ça… D’abord je suis sûre que tu ne reviendrais plus.
– Mais si… Pourquoi donc ?…
– Jure que tu n’es pas fâché, que tu viendras encore… oh ! c’est que je te connais.
Il jura ce qu’elle voulut, mais ne se recoucha pas malgré ses supplications et l’assurance réitérée qu’elle était chez elle, libre de sa vie, de ses actes. À la fin elle sembla se résigner à le voir partir, et l’accompagna jusqu’à la porte, n’ayant plus rien de la faunesse en délire, bien humble au contraire, cherchant à se faire pardonner.
Une longue et profonde caresse d’adieu les retint dans l’antichambre.
« Alors… quand ?… » lui demandait-elle, les yeux tout au fond des yeux. Il allait répondre, mentir sans doute, dans sa hâte d’être dehors, quand un coup de sonnette l’arrêta. Machaume sortit de sa cuisine, mais Fanny lui fit signe : « Non… n’ouvre pas… » Et ils restaient là, tous les trois, immobiles, sans parler.
On entendit une plainte étouffée, puis le froissement d’une lettre glissée sous la porte, et des pas qui descendaient lentement.
– Quand je te disais que j’étais libre… tiens !…
Elle passa à son amant la lettre qu’elle venait d’ouvrir, une pauvre lettre d’amour, bien basse, bien lâche, crayonnée en hâte sur une table de café et dans laquelle le malheureux demandait grâce pour sa folie du matin, reconnaissait n’avoir aucun droit sur elle que celui qu’elle voudrait bien lui laisser, priait à deux mains jointes qu’on ne l’exilât pas sans retour, promettant d’accepter tout, résigné à tout… mais ne pas la perdre, mon Dieu ! ne pas la perdre…
« Crois-tu !… » dit-elle avec un mauvais rire ; et ce rire acheva de lui barrer le cœur qu’elle voulait conquérir. Jean la trouva cruelle. Il ne savait pas encore que la femme qui aime n’a d’entrailles que pour son amour, toutes ses forces vives de charité, de bonté, de pitié, de dévouement absorbées au profit d’un être, d’un seul.
« Tu as bien tort de te moquer… cette lettre est horriblement belle et navrante… » et tout bas, d’une voix grave, en lui tenant les mains :
– Voyons… pourquoi le chasses-tu ?…
– Je n’en veux plus… Je ne l’aime pas.
– Pourtant c’était ton amant… Il t’a fait ce luxe où tu vis, où tu as toujours vécu, qui t’est nécessaire.
– M’ami, dit-elle avec son accent de franchise, quand je ne te connaissais pas, je trouvais tout cela très bien… Maintenant c’est une fatigue, une honte ; j’en avais le cœur qui me levait… Oh ! je sais, tu vas me dire que toi ce n’est pas sérieux, que tu ne m’aimes pas… Mais ça, j’en fais mon affaire… Que tu le veuilles ou non, je te forcerai bien de m’aimer.
Il ne répondit pas, convint d’un rendez-vous pour le lendemain, et se sauva, laissant quelques louis à Machaume, le fond de sa bourse d’étudiant, en paiement de la terrine. Pour lui, c’était fini maintenant. De quel droit troubler cette existence de femme, et que pouvait-il lui offrir en échange de ce qu’il lui faisait perdre ?
Il lui écrivit cela, le jour même, aussi doucement, aussi sincèrement qu’il put, mais sans lui avouer que de leur liaison, de ce caprice léger et aimable, il avait senti se dégager tout à coup quelque chose de violent, de malsain, en entendant après sa nuit d’amour ces sanglots d’amant trompé qui alternaient avec son rire à elle et ses jurons de blanchisseuse.
Dans ce grand garçon, poussé loin de Paris, en pleine garrigue provençale, il y avait un peu de la rudesse paternelle, et toutes les délicatesses, toutes les nervosités de sa mère à laquelle il ressemblait comme un portrait. Et pour le défendre contre les entraînements du plaisir s’ajoutait encore l’exemple d’un frère de son père, dont les désordres, les folies avaient à demi ruiné leur famille et mis l’honneur du nom en péril.
L’oncle Césaire ! Rien qu’avec ces deux mots et le drame intime qu’ils évoquaient, on pouvait exiger de Jean des sacrifices autrement terribles que celui de cette amourette à laquelle il n’avait jamais donné d’importance. Pourtant ce fut plus dur à rompre qu’il ne se l’imaginait.
Formellement congédiée, elle revint sans se décourager de ses refus de la voir, de la porte fermée, des consignes inexorables. « Je n’ai pas d’amour-propre… » lui écrivait-elle. Elle guettait l’heure de ses repas au restaurant, l’attendait devant le café où il lisait ses journaux. Et pas de larmes, ni de scènes. S’il était en compagnie, elle se contentait de le suivre, d’épier le moment où il restait seul.
« Veux-tu de moi, ce soir ?… Non ?… Alors ce sera pour une autre fois. » Et elle s’en allait avec la douceur résignée du forain qui reboucle sa balle, lui laissant le remords de ses duretés et l’humiliation du mensonge qu’il balbutiait à chaque rencontre. « L’examen tout proche… le temps qui manquait… Après, plus tard, si ça la tenait encore… » De fait, il comptait, sitôt reçu, prendre un mois de vacances dans le Midi et qu’elle l’oublierait pendant ce temps-là.
Malheureusement, l’examen passé, Jean tomba malade. Une angine, gagnée dans un couloir de ministère, et qui, négligée, s’envenima. Il ne connaissait personne à Paris, à part quelques étudiants de sa province, que son exigeante liaison avait éloignés et dispersés. D’ailleurs il fallait ici plus qu’un dévouement ordinaire, et dès le premier soir ce fut Fanny Legrand qui s’installa près de son lit, ne le quittant de dix jours, le soignant sans fatigue, sans peur ni dégoût, adroite comme une sœur de garde, avec des câlineries tendres, qui parfois, aux heures de fièvre, le reportaient à une grosse maladie d’enfance, lui faisaient appeler sa tante Divonne, dire « merci, Divonne », quand il sentait les mains de Fanny sur la moiteur de son front.
– Ce n’est pas Divonne… c’est moi… je te veille…
Elle le sauvait des soins mercenaires, des feux éteints maladroitement, des tisanes fabriquées dans une loge de concierge ; et Jean n’en revenait pas de ce qu’il y avait d’alerte, d’ingénieux, d’expéditif, dans ces mains d’indolence et de volupté. La nuit elle dormait deux heures sur le divan, – un divan d’hôtel du Quartier, moelleux comme la planche d’un poste de police.
– Mais, ma pauvre Fanny, tu ne vas donc jamais chez toi ?… lui demandait-il un jour… Je suis mieux à présent… Il faudrait rassurer Machaume.
Elle se mit à rire. Beau temps qu’elle courait, Machaume, et toute la maison avec. On avait tout vendu, les meubles, la défroque, même la literie. Il lui restait la robe qu’elle avait sur le dos et un peu de linge fin, sauvé par sa bonne… Maintenant s’il la renvoyait, elle serait à la rue.
Chapitre 3
«Cette fois, je crois que j’ai trouvé… Rue d’Amsterdam, vis-à-vis la gare… Trois pièces, et un grand balcon… Si tu veux, nous irons voir, après ton ministère… c’est haut, cinq étages… mais tu me porteras. C’était si bon, tu te rappelles… » Et tout amusée de ce souvenir, elle se frôlait, se roulait dans son cou, cherchait l’ancienne place, sa place.
À deux, dans leur garni d’hôtel, avec les mœurs du quartier, ces traîneries par l’escalier de filles en filets et en savates,