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Une Confédération Orientale comme solution de la Question d'Orient (1905)

      AVANT-PROPOS

      Le problème soulevé en Extrême-Orient par la présente guerre russo-japonaise ne saurait détourner complètement notre attention du vieux problème balkanique qui, depuis des siècles, préoccupe les nations européennes. Il faudrait des volumes pour en retracer les différentes phases et étudier les soulèvements successifs des peuples de la Péninsule contre la domination ottomane, et la fameuse question d'Orient, insoluble à première vue, reste, avec toutes ses menaces, à l'ordre du jour.

      Or, dans les centaines d'ouvrages traitant spécialement de cette question ou s'y rapportant par certains côtés, nous n'avons trouvé que bien rarement, et indiquée en général de très sommaire façon, l'idée d'une solution pratique possible. Les projets de partage de la Turquie, si nombreux autrefois, sont devenus bien rares aujourd'hui et présentent l'inconvénient de rompre l'équilibre européen en favorisant telle ou telle grande puissance. On se borne donc à souhaiter platoniquement que les peuples chrétiens puissent se développer librement, ce qui est impossible dans l'état actuel des choses, en raison du régime turc et des rivalités de race. On déclare que, si désirable soit-elle, la création d'une confédération balkanique reste pour le moment dans le domaine des utopies. On parle de toutes sortes de jeux d'alliances, sans croire à leur possibilité ou à leur durée et sans rechercher une combinaison réalisable.

      Il semble bien qu'il serait temps d'envisager en elle-même cette question d'Orient posée depuis des siècles, qui est une des plaies de l'Europe et qui a provoqué depuis cinquante ans deux grandes guerres européennes. Jusqu'ici, en effet, on n'a envisagé, en Orient, que l'intérêt de quelques grandes puissances, et l'on a surtout parlé du «concert européen» et de «l'intégrité de l'Empire ottoman».

      Ne devrait-on pas mettre un terme à d'incessantes agitations? Souvent elles ont failli provoquer des conflits européens, et elles menacent de s'aggraver davantage en raison des efforts que font les races chrétiennes pour élargir leur territoire aux dépens d'abord du Turc et ensuite de leurs voisins chrétiens. Penser à une solution équitable du problème balkanique est d'autant plus urgent que les réformes imposées à la Turquie par les puissances ne sauraient remédier à une situation que l'on s'accorde unanimement à trouver déplorable.

      Il s'en faut de beaucoup que ces réformes, partielles et locales, soient de nature à assurer à l'Etat turc une succession d'années exemptes de ces secousses violentes qui menacent à tout moment de précipiter l'inévitable catastrophe; tout au plus constituent-elles un palliatif, qui pourra prolonger pour un certain temps l'agonie du régime ottoman.

      Étant donné que la situation actuelle ne saurait plus se prolonger longtemps sans que, d'une part la Russie, d'autre part l'Autriche (et derrière elle l'Allemagne) n'exercent leur poussée progressive, celle-ci vers Salonique, celle-là vers Constantinople, ce qui ne s'obtiendrait probablement pas sans mettre en feu toute la péninsule balkanique,–aux hommes d'État appelés à fixer les destinées de l'Orient européen, comme aux personnes qui examinent la question en dehors de toute arrière-pensée favorable à l'une des grandes puissances, nous dirons ceci:

      Le présent travail a pour objet de mettre en évidence une opinion toute personnelle concernant une solution possible du problème oriental. Notre idée peut sembler hardie au premier abord, mais elle nous paraît être la seule capable de mettre fin à une situation grosse de périls dans le présent et dans l'avenir.

      Tout projet de confédération ou de pacification–nous n'en exceptons pas celui-ci–parviendra difficilement, lentement dans tous les cas, à réaliser quelque chose de concret, de positif; mais si notre travail, sans même provoquer une tentative d'exécution immédiate, fait germer dans l'esprit de quelques hommes d'État l'idée d'une confédération telle que nous croyons devoir la préconiser, nous estimerons que nos efforts n'ont pas été perdus.

      Les peuples chrétiens d'Orient, au lieu de s'épuiser en luttes vaines pour tâcher de s'absorber les uns les autres, pourraient en effet, au prix de mutuelles concessions, vivre en fraternelle intelligence et concourir à une oeuvre commune de rénovation politique et économique. Il est certain que pour réagir contre l'instinct qui les entraîne vers une politique d'expansion et de suprématie, pour sacrifier au sentiment d'équité et à l'intérêt de la pacification une part de leur idéal national, les peuples ont besoin d'un effort sur eux-mêmes plus grand et plus noble que l'ardeur naturelle qui les pousse à se combattre.

      Mais, comme l'a dit, il n'y a pas longtemps, un homme politique français: «L'humanité serait vraiment maudite si, pour faire preuve de courage, elle était condamnée à tuer perpétuellement1

      CHAPITRE PREMIER

      COUP D'OEIL SUR LA SITUATION DE L'EMPIRE OTTOMAN

      RIVALITÉS INTERNATIONALES.–IMPUISSANCE DE LA TURQUIE.–OBSTACLES À L'APPLICATION DES RÉFORMES.

      Devant le spectacle des conflits sanglants qui bouleversent à nouveau la péninsule balkanique et qui sont arrivés à leur paroxysme en 1903, on est unanime à reconnaître l'impossibilité de relever l'autorité de la Turquie–ce «turban vide» comme disait Lamartine en 1840–dans les régions européennes encore soumises à sa domination.

      Les Turcs se sont établis en Europe à une époque où les peuples orientaux, désunis, en état de décadence, méritaient de subir un maître; mais un empire fondé par la violence est fatalement destiné à disparaître le jour où il ne possède plus la force nécessaire pour primer le droit. Depuis qu'ils furent chassés par Sobiesky de sous les murs de Vienne, les Turcs ont perdu sans cesse du terrain, et nous assistons à la dernière phase de la lutte, en Europe, entre la chrétienté et l'islamisme.

      La Turquie s'est toujours montrée impuissante à absorber les nationalités chrétiennes auxquelles elle s'est superposée, et aujourd'hui, l'autorité hamidienne, tour à tour débile et violente, ne peut plus retenir sous le joug les peuples opprimés depuis des siècles.

      C'est en vain que, depuis soixante ans, la Porte a emprunté à la civilisation européenne quelques-unes de ses lois, quelques-uns de ses procédés administratifs. En 1839, le hatti-chérif de Gul-Hané, ou loi du Tanzimat, décrétait bien en principe l'égalité devant la loi de tous les sujets de la Porte, sans distinction de religion; mais il ne fut jamais appliqué et laissa la condition des chrétiens sans amélioration.

      En établissant, en 1839 et en 1856, les bases d'un droit public ottoman; en promulguant successivement des codes et des règlements, la Turquie avait manifesté son intention de se réformer radicalement; mais les idées libérales et généreuses s'implantent difficilement dans des esprits d'un conservatisme traditionnel et intransigeant, gardant une conception arrêtée du rôle de l'État et des moeurs administratives spéciales.

      Les vues politiques des Jeunes-Turcs, alors même que ceux-ci auraient toujours des convictions sincères résistant à l'appât d'une haute fonction ou d'une grasse sinécure, sont forcément erronées, elles aussi; car toute organisation sociale turque ne saurait être basée que sur l'islamisme, tandis que le droit civil européen, que voudraient imiter ces novateurs, découle essentiellement de la doctrine chrétienne.

      D'ailleurs, avec le plus évident bon vouloir, avec les concessions les plus étendues, la contradiction des intérêts en présence et–il faut bien le dire à la décharge de la responsabilité ottomane–les intrigues perpétuelles des grandes puissances à Constantinople, ne permettraient pas aux autorités turques l'accomplissement d'un programme de réformes. Celui-ci leur est demandé avec la conviction qu'elles sont incapables de l'exécuter et l'espoir que leur impuissance donnera prétexte à intervenir plus directement.

      Depuis le traité de Vienne et dans toutes les négociations qui ont clôturé les phases les plus importantes de la question d'Orient, (Paix d'Andrinople, 1829; Traité de Paris, 1856; Traités de San-Stefano et de Berlin, 1878), les diplomates se sont toujours appliqués à résoudre cette question dans le sens de leurs intérêts respectifs, ne se souciant guère, la plupart du temps, des légitimes aspirations des peuples au nom desquels ils étaient entrés en mouvement.

      De telle sorte, la question d'Orient a été envisagée comme une affaire de succession ouverte, d'héritage revendiqué par certaines grandes puissances: on peut dire que,

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J. JAURÈS, «Discours prononcé à la distribution des prix du lycée d'Albi,» 30 juillet 1903.