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couples tournaient de plus en plus vite: pour les suivre, les musiciens étaient obligés de torturer leurs instruments. Et cependant il semblait à Ethan que la scottish ne finirait jamais… De temps à autre, il détournait son regard de la jeune fille pour le reporter sur son cavalier: il souffrait de voir celui-ci, dans l'enivrement du plaisir, prendre à l'égard de sa compagne des airs de conquérant.

      Denis Eady était le fils de Michel Eady, l'ambitieux épicier irlandais qui avait introduit dans Starkfield, avec une souple effronterie, les méthodes de commerce «nouveau jeu». Parmi les modestes maisons en bois de la Grande Rue, le bâtiment tout en briques qu'il venait de faire construire témoignait de son succès. Quant au jeune homme, il paraissait disposé à marcher sur les traces paternelles: il était déjà en train d'appliquer les mêmes procédés à conquérir les jeunes filles du pays.

      Jusque-là Ethan s'était contenté de le tenir pour un garçon de peu. Mais, à l'heure présente, comme il l'eût cravaché avec plaisir! Il s'étonnait, en vérité, que la jeune fille ne se défiât pas. Comment pouvait-elle supporter que ce gaillard l'enlevât ainsi, visage contre visage? Comment pouvait-elle lui abandonner ses mains? Est-ce qu'elle ne sentait pas tout ce qu'avaient d'offensant ce regard et ce contact?…

      Mattie Silver, la danseuse sur qui se concentrait l'attention d'Ethan, était une cousine de sa femme. Les soirs, extrêmement rares, où Starkfield s'accordait quelque récréation, elle participait à ces fêtes, et Frome vers les onze heures venait la chercher pour la ramener à la ferme. C'était Mrs. Frome elle-même qui avait réglé les choses de cette façon lorsque Mattie était venue demeurer avec eux.

      La jeune fille était de Stamford, une des grandes villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Elle était venue habiter auprès de sa cousine Zeena, qu'elle aidait; mais, comme elle n'était pas rétribuée, Mrs. Frome, en femme pratique, avait imaginé de lui permettre ces divertissements afin qu'elle sentît moins le contraste entre sa vie antérieure et sa vie nouvelle. «Autrement, – se disait avec ironie Ethan Frome, – jamais elle n'eût songé à procurer des distractions à Mattie…»

      Lorsque Zeena lui en avait parlé pour la première fois, Ethan avait bougonné en lui-même: la perspective d'avoir à faire plusieurs milles après sa journée de rude labeur lui souriait médiocrement. Mais il en était venu bien vite à souhaiter que Starkfield organisât des divertissements chaque soir.

      Il y avait un an déjà que Mattie Silver habitait chez ses cousins. Entre l'instant du réveil et le souper, Frome avait fréquemment l'occasion de se trouver avec elle. Mais aucun des moments qu'il passait en sa compagnie ne lui semblait aussi délicieux que ceux où, seuls dans la nuit, ils s'acheminaient à travers la campagne, Mattie appuyée au bras d'Ethan et s'efforçant de régler son pas sur celui de son compagnon…

      Du premier jour, elle l'avait séduit. Il était allé l'attendre en voiture à la gare des Flats, et, aussitôt l'arrêt du train, elle était venue droit à lui, en criant: «Vous devez être Ethan Frome!…» Il la voyait encore, sautant du wagon, son petit bagage à la main; dès ce moment, rien qu'à observer sa fragile personne, il s'était dit: «Elle ne me semble guère taillée pour abattre de la besogne, mais en tout cas elle paraît facile à vivre…» Et cependant, ce n'était pas seulement un peu de vie jeune et enthousiaste qui était entrée avec elle dans la maison: elle était plus que cela; plus qu'un petit être serviable et gai, comme il l'avait cru d'abord. Elle savait voir, elle savait écouter, et Frome s'aperçut bientôt qu'on pouvait lui montrer les choses ou les lui raconter. Il avait plaisir à le constater, tout ce qu'il lui communiquait de sa pensée laissait en elle une trace profonde et des échos qu'il pouvait réveiller à sa guise.

      C'était la nuit, au cours de ces retours à la ferme, qu'il éprouvait le plus vivement la douceur de cette communion. Il avait toujours été plus sensible que les gens de son entourage aux beautés sans cesse renouvelées de la nature; ses études, malgré leur soudaine interruption, avaient développé en lui cette sensibilité, et, même aux heures les plus malheureuses de son existence, les champs et le ciel lui avaient toujours parlé d'une voix souveraine et profonde.

      Mais son émotion était demeurée intime, douloureuse et secrète. Elle voilait de mélancolie la beauté même qui la faisait naître. Peut-être n'existait-il personne de par le monde pour sentir comme lui; peut-être était-il la victime unique de ce triste privilège… Et voici que, brusquement, il découvrait une autre âme vibrant des mêmes admirations, et cette âme vivait à côté de la sienne! Il découvrait cet être, et cet être habitait sous son toit, mangeait son pain. Elle était à son côté, il pouvait lui dire: «Cette constellation, là-bas, c'est Orion… cette grande étoile, c'est Aldébaran, et cette grappe argentée, qui ressemble à un essaim d'abeilles qu travail, ce sont les Pléiades…» Des heures et des heures, il pouvait la tenir en extase devant un bloc de granit surgissant des fougères, et dérouler devant son esprit le formidable tableau des âges préhistorique et les infinies métamorphoses accomplies au cours des siècles…

      Le fait que l'admiration pour sa science était mêlée à l'intérêt que prenait Mattie à ses révélations n'était pas la moindre part de son plaisir. Et il y avait encore d'autres sensations moins définies mais plus exquises pour les rapprocher l'un de l'autre dans un élan de joie silencieuse. Ils goûtaient, pendant l'hiver, les couchers de soleil pourpres et glacés derrière les collines, la fuite des nuages au-dessus des éteules, et, sur la neige ensoleillée, les ombres bleues des sapins. Une fois qu'elle lui dit cette pauvre petite phrase si banale: «On croirait voir un tableau…», il parut à Frome que l'art de définir ne pouvait aller plus loin: il lui semblait que ces mots exprimaient le secret de son âme…

      Cependant qu'il demeurait ainsi, dans la nuit glacée, en dehors de l'église, tous ces souvenirs lui remontaient à la mémoire, avec l'amertume des choses qui ne reviendront plus. Il s'étonnait maintenant, tout en attendant Mattie qui tourbillonnait de main en main sous ses yeux, d'avoir pu croire ses tristes propos susceptibles de l'intéresser. Lui qui n'était jamais gai hors de sa compagnie, il considérait la gaieté de la jeune fille comme une preuve d'indifférence. Le visage qu'elle présentait à ses danseurs était le même qui s'éclairait toujours à son approche, comme une fenêtre qui reflète un coucher de soleil. Il alla jusqu'à remarquer deux ou trois gestes que, dans sa fatuité, il s'était cru réservés! C'était une certaine façon de rejeter la tête en arrière, si quelque chose l'amusait, comme pour savourer son rire avant de le laisser fuser hors de ses lèvres: c'était aussi un battement très doux de ses paupières, lorsqu'elle était heureuse ou troublée…

      Cette vue attristait le jeune homme, et son malheur réveillait ses craintes assoupies. Zeena n'avait jamais montré de jalousie à l'égard de Mattie, mais depuis quelque temps, et de plus en plus, elle se plaignait que sa besogne fût bien lourde. Sans en avoir l'air, elle profitait de toutes les occasions pour mettre en relief l'incapacité de la jeune fille.

      Zeena avait toujours été maladive, et Frome était bien obligé d'admettre que, si elle était vraiment aussi souffrante qu'elle le disait, il lui fallait, pour l'aider, un bras plus robuste que celui dont il sentait la légère pression durant les retours à la ferme. Évidemment, Mattie n'avait guère de dispositions naturelles pour la tenue d'une maison, et son éducation n'avait pas été pour remédier à ce défaut. Elle apprenait très vite, mais elle était oublieuse et rêvait volontiers. Et puis, elle n'était pas disposée à prendre sa tâche au sérieux. Ethan pensait souvent que l'instinct domestique de la jeune fille pouvait s'éveiller, et ses pâtés et ses pains sans levain devenir l'orgueil du pays… mais, les soins du ménage ne l'intéressaient guère en eux-mêmes.

      Le plus souvent elle y montrait tant de maladresse que lui-même ne pouvait s'empêcher de la taquiner; mais elle riait alors avec lui, et ce rire en commun les rapprochait davantage. D'autre part, il faisait de son mieux pour suppléer à ses efforts. Il se levait de meilleure heure que jadis pour allumer le feu de la cuisine. La nuit venue, il rentrait le bois. Il négligeait même la scierie au profit de la ferme, pour aider Mattie dans la journée, et le samedi, dans la soirée, une fois les femmes endormies, il se glissait dans la cuisine pour laver par terre. Un jour, même, Zeena l'avait surpris à la baratte, et lui avait lancé, en s'en allant, un de ses coups d'œil énigmatiques.

      Récemment,

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