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nues, violées, et ensanglantées. L’autorité militaire aurait pu, disent tous les habitants de la contrée, éviter cette boucherie avec un peu de prévoyance. Elle n’a pu, dans tous les cas, venir à bout d’une poignée de révoltés. Quelles sont les causes de cette impuissance de nos armes perfectionnées contre les matraques et les mousquets des Arabes? A d’autres de les pénétrer et de les indiquer.

      Les Arabes, dans tous les cas, ont sur nous un avantage contre lequel nous nous efforçons en vain de lutter. Ils sont les fils du pays. Vivant avec quelques figues et quelques grains de farine, infatigables sous ce climat qui épuise les hommes du Nord, montés sur des chevaux sobres comme eux et comme eux insensibles à la chaleur, ils font, en un jour, cent ou cent trente kilomètres. N’ayant ni bagages, ni convois, ni provisions à traîner derrière eux, ils se déplacent avec une rapidité surprenante, passent entre deux colonnes campées pour aller attaquer et piller un village qui se croit en sûreté, disparaissent sans laisser de traces, puis reviennent brusquement alors qu’on les suppose bien loin.

      Dans la guerre d’Europe, quelle que soit la promptitude de marche d’une armée, elle ne se déplace pas sans qu’on puisse en être informé. La masse des bagages ralentit fatalement les mouvements et indique toujours la route suivie. Un parti arabe, au contraire, ne laisse pas plus de marques de son passage qu’un vol d’oiseaux. Ces cavaliers errants vont et viennent autour de nous avec une célérité et des crochets d’hirondelles.

      Quand ils attaquent, on les peut vaincre, et presque toujours on les bat malgré leur courage. Mais on ne peut guère les poursuivre; on ne peut jamais les atteindre quand ils fuient. Aussi évitent-ils avec soin les rencontres, et se contentent-ils en général de harceler nos troupes. Ils chargent avec impétuosité, au galop furieux de leurs maigres chevaux, arrivant comme une tempête de linge flottant et de poussière.

      Ils déchargent, tout en galopant, leurs longs fusils damasquinés, puis, soudain décrivant une courbe brusque, s’éloignent ainsi qu’ils étaient venus, ventre à terre, laissant sur le sol derrière eux, de place en place, un paquet blanc qui s’agite, tombé là comme un oiseau blessé qui aurait du sang sur ses plumes.

      LA PROVINCE D’ALGER

      Les Algériens, les vrais habitants d’Alger ne connaissent guère de leur pays que la plaine de la Mitidja. Ils vivent tranquilles dans une des plus adorables villes du monde, en déclarant que l’Arabe est un peuple ingouvernable, bon à tuer ou à rejeter dans le désert.

      Ils n’ont vu d’ailleurs, en fait d’Arabes, que la crapulerie du Sud qui grouille dans les rues. Dans les cafés, on parle de Laghouat, de Bou-Saada, de Saïda comme si ces pays étaient au bout du monde. Il est même assez rare qu’un officier connaisse les trois provinces. Il demeure presque toujours dans le même cercle jusqu’au moment où il revient en France.

      Il est juste d’ajouter qu’il devient fort difficile de voyager dès qu’on s’aventure en dehors des routes connues dans le Sud. On ne le peut faire qu’avec l’appui et les complaisances de l’autorité militaire. Les commandants des cercles avancés se considèrent comme de véritables monarques omnipotents; et aucun inconnu ne pourrait se hasarder à pénétrer sur leurs terres sans risquer gros… de la part des Arabes. Tout homme isolé serait immédiatement arrêté par les caïds, conduit sous escorte à l’officier le plus voisin, et ramené entre deux spahis sur le territoire civil.

      Mais, dès qu’on peut présenter la moindre recommandation, on rencontre, de la part des officiers des bureaux arabes, toute la bonne grâce imaginable. Vivant seuls, si loin de tout voisinage, ils accueillent le voyageur de la façon la plus charmante; vivant seuls, ils ont lu beaucoup, ils sont instruits, lettrés et causent avec bonheur; vivant seuls dans ce large pays désolé, aux horizons infinis, ils savent penser comme les travailleurs solitaires. Parti avec les préventions qu’on a généralement en France contre ces bureaux, je suis revenu avec les idées les plus contraires.

      C’est grâce à plusieurs de ces officiers que j’ai pu faire une longue excursion en dehors des routes connues, allant de tribu en tribu.

      Le Ramadan venait de commencer. On était inquiet dans la colonie, car on craignait une insurrection générale dès que serait fini ce carême mahométan.

      Le Ramadan dure trente jours. Pendant cette période, aucun serviteur de Mahomet ne doit boire, manger ou fumer depuis l’heure matinale où le soleil apparaît jusqu’à l’heure où l’œil ne distingue plus un fil blanc d’un fil rouge. Cette dure prescription n’est pas absolument prise à la lettre, et on voit briller plus d’une cigarette dès que l’astre de feu s’est caché derrière l’horizon, et avant que l’œil ait cessé de distinguer la couleur d’un fil rouge ou noir.

      En dehors de cette précipitation, aucun Arabe ne transgresse la loi sévère du jeûne, de l’abstinence absolue. Les hommes, les femmes, les garçons à partir de quinze ans, les filles dès qu’elles sont nubiles, c’est-à-dire entre onze et treize ans environ, demeurent le jour entier sans manger ni boire. Ne pas manger n’est rien; mais s’abstenir de boire est horrible par ces effrayantes chaleurs. Dans ce carême, il n’est point de dispense. Personne, d’ailleurs, n’oserait en demander; et les filles publiques elles-mêmes, les Oulad-Naïl, qui fourmillent dans tous les centres arabes et dans les grandes oasis, jeûnent comme les marabouts, peut-être plus que les marabouts. Et ceux-là des Arabes qu’on croyait civilisés, qui se montrent en temps ordinaire disposés à accepter nos mœurs, à partager nos idées, à seconder notre action, redeviennent tout à coup, dès que le Ramadan commence, sauvagement fanatiques et stupidement fervents.

      Il est facile de comprendre quelle furieuse exaltation résulte, pour ces cerveaux bornés et obstinés, de cette dure pratique religieuse. Tout le jour, ces malheureux méditent, l’estomac tiraillé, regardant passer les roumis conquérants, qui mangent, boivent et fument devant eux. Et ils se répètent que, s’ils tuent un de ces roumis pendant le Ramadan, ils vont droit au ciel, que l’époque de notre domination touche à sa fin, car leurs marabouts leur promettent sans cesse qu’ils vont nous jeter tous à la mer à coups de matraque.

      C’est pendant le Ramadan que fonctionnent spécialement les Aïssaouas, mangeurs de scorpions, avaleurs de serpents, saltimbanques religieux, les seuls peut-être, avec quelques mécréants et quelques nobles, qui n’aient point une foi violente.

      Ces exceptions sont infiniment rares; je n’en pourrais citer qu’une seule.

      Au moment de partir pour une marche de vingt jours dans le Sud, un officier du cercle de Boghar demanda aux trois spahis qui l’accompagnaient de ne point faire le Ramadan, estimant qu’il ne pourrait rien obtenir de ces hommes exténués par le jeûne. Deux des soldats ont refusé, le troisième répondit: «Mon lieutenant, je ne fais pas le Ramadan, je ne suis pas un marabout, moi, je suis un noble.»

      Il était, en effet, de grande tente, fils d’une des plus anciennes et des plus illustres familles du désert.

      Une coutume singulière persiste, qui date de l’occupation, et qui paraît profondément grotesque quand on songe aux résultats terribles que le Ramadan peut avoir pour nous. Comme on voulait, au début, se concilier les vaincus, et comme flatter leur religion est le meilleur moyen de les prendre, on a décidé que le canon français donnerait le signal de l’abstinence pendant l’époque consacrée. Donc, au matin, dès les premières rougeurs de l’aurore, un coup de canon commande le jeûne; et, chaque soir, vingt minutes environ après le coucher du soleil, de toutes les villes, de tous les forts, de toutes les places militaires, un autre coup de canon part qui fait allumer des milliers de cigarettes, boire à des milliers de gargoulettes et préparer par toute l’Algérie d’innombrables plats de kouskous.

      J’ai pu assister, dans la grande mosquée d’Alger, à la cérémonie religieuse qui ouvre le Ramadan.

      L’édifice est tout simple, avec ses murs blanchis à la chaux et son sol couvert de tapis épais. Les Arabes entrent vivement, nu-pieds, avec leurs chaussures à la main. Ils vont se placer par grandes files régulières, largement éloignées l’une de l’autre et plus droites que des rangs de soldats à l’exercice. Ils posent leurs souliers devant

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