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oncle, le soir même, tout en haut, au fond d'un trou noir où il pouvait à peine s'allonger. Il y pleura moins qu'il n'aurait pleuré en face du lit vide de son frère.

      Il réussit enfin à voir Florent. Mais, en revenant de Bicêtre, il dut se coucher; une fièvre le tint pendant près de trois semaines dans une somnolence hébétée. Ce fut sa première et sa seule maladie. Gradelle envoyait son républicain de neveu à tous les diables. Quand il connut son départ pour Cayenne, un matin, il tapa dans les mains de Quenu, l'éveilla, lui annonça brutalement cette nouvelle, provoqua une telle crise, que le lendemain le jeune homme était debout. Sa douleur se fondit; ses chairs molles semblèrent boire ses dernières larmes. Un mois plus tard, il riait, s'irritait, tout triste d'avoir ri; puis la belle humeur l'emportait, et il riait sans savoir.

      Il apprit la charcuterie. Il y goûtait plus de jouissances encore que dans la cuisine. Mais l'oncle Gradelle lui disait qu'il ne devait pas trop négliger ses casseroles, qu'un charcutier bon cuisinier était rare, que c'était une chance d'avoir passé par un restaurant avant d'entrer chez lui. Il utilisait ses talents, d'ailleurs; il lui faisait faire des dîners pour la ville, le chargeait particulièrement des grillades et des côtelettes de porc aux cornichons. Comme le jeune homme lui rendait de réels services, il l'aima à sa manière, lui pinçant les bras, les jours de belle humeur. Il avait vendu le pauvre mobilier de la rue Royer-Collard, et en gardait l'argent, quarante et quelques francs, pour que ce farceur de Quenu, disait-il, ne le jetât pas par les fenêtres. Il finit pourtant par lui donner chaque mois six francs pour ses menus plaisirs.

      Quenu, serré d'argent, brutalisé parfois, était parfaitement heureux. Il aimait qu'on lui mâchât sa vie. Florent l'avait trop élevé en fille paresseuse. Puis, il s'était fait une amie chez l'oncle Gradelle. Quand celui-ci perdit sa femme, il dut prendre une fille, pour le comptoir. Il la choisit bien portante, appétissante, sachant que cela égaye le client et fait honneur aux viandes cuites, il connaissait, rue Cuvier, près du Jardin des Plantes, une dame veuve, dont le mari avait eu la direction des postes à Plassans, une sous-préfecture du Midi. Cette dame, qui vivait d'une petite rente viagère, très-modestement, avait amené de cette ville une grosse et belle enfant, qu'elle traitait comme sa propre fille. Lisa la soignait d'un air placide, avec une humeur égale, un peu sérieuse, tout à fait belle quand elle souriait. Son grand charme venait de la façon exquise dont elle plaçait son rare sourire. Alors, son regard était une caresse, sa gravité ordinaire donnait un prix inestimable à cette science soudaine de séduction. La vieille dame disait souvent qu'un sourire de Lisa la conduirait en enfer. Lorsqu'un asthme l'emporta, elle laissa à sa fille d'adoption toutes ses économies, une dizaine de mille francs. Lisa resta huit jours seule dans le logement de la rue Cuvier; ce fut là que Gradelle vint la chercher. Il la connaissait pour l'avoir souvent vue avec sa maîtresse, quand cette dernière lui rendait visite, rue Pirouette. Mais, à l'enterrement, elle lui parut si embellie, si solidement bâtie, qu'il alla jusqu'au cimetière. Pendant qu'on descendait le cercueil, il réfléchissait qu'elle serait superbe dans la charcuterie. Il se tâtait, se disait qu'il lui offrirait bien trente francs par mois, avec le logement et la nourriture. Lorsqu'il lui fit des propositions, elle demanda vingt-quatre heures pour lui rendre réponse. Puis, un matin, elle arriva avec son petit paquet, et ses dix mille francs, dans son corsage. Un mois plus tard, la maison lui appartenait, Gradelle, Quenu, jusqu'au dernier des marmitons. Quenu, surtout, se serait haché les doigts pour elle.

      Quand elle venait à sourire, il restait là, riant d'aise lui-même à la regarder.

      Lisa, qui était la fille aînée des Macquart, de Plassans, avait encore son père. Elle le disait à l'étranger, ne lui écrivait jamais. Parfois, elle laissait seulement échapper que sa mère était, de son vivant, une rude travailleuse, et qu'elle tenait d'elle. Elle se montrait, en effet, très-patiente au travail. Mais elle ajoutait que la brave femme avait eu une belle constance de se tuer pour faire aller le ménage. Elle parlait alors des devoirs de la femme et des devoirs du mari, très-sagement, d'une façon honnête, qui ravissait Quenu. Il lui affirmait qu'il avait absolument ses idées. Les idées de Lisa étaient que tout le monde doit travailler pour manger; que chacun est chargé de son propre bonheur; qu'on fait le mal en encourageant la paresse; enfin, que, s'il y a des malheureux, c'est tant pis pour les fainéants. C'était là une condamnation très-nette de l'ivrognerie, des flâneries légendaires du vieux Macquart. Et, à son insu, Macquart parlait haut en elle; elle n'était qu'une Macquart rangée, raisonnable, logique avec ses besoins de bien-être, ayant compris que la meilleure façon de s'endormir dans une tiédeur heureuse est encore de se faire soi-même un lit de béatitude. Elle donnait à cette couche moelleuse toutes ses heures, toutes ses pensées. Dès l'âge de six ans, elle consentait à rester bien sage sur sa petite chaise, la journée entière, à la condition qu'on la récompenserait d'un gâteau le soir.

      Chez le charcutier Gradelle, Lisa continua sa vie calme, régulière, éclairée par ses beaux sourires. Elle n'avait pas accepté l'offre du bonhomme à l'aventure; elle savait trouver en lui un chaperon, elle pressentait peut-être, dans cette boutique sombre de la rue Pirouette, avec le flair des personnes chanceuses, l'avenir solide qu'elle rêvait, une vie de jouissances saines, un travail sans fatigue, dont chaque heure amenât la récompense. Elle soigna son comptoir avec les soins tranquilles qu'elle avait donnés à la veuve du directeur des postes. Bientôt la propreté des tabliers de Lisa fut proverbiale dans le quartier. L'oncle Gradelle était si content de cette belle fille, qu'il disait parfois à Quenu, en ficelant ses saucissons:

      – Si je n'avais pas soixante ans passés, ma parole d'honneur, je ferais la bêtise de l'épouser… C'est de l'or en barre, mon garçon, une femme comme ça dans le commerce.

      Quenu renchérissait. Il rit pourtant à belles dents, un jour qu'un voisin l'accusa d'être amoureux de Lisa. Cela ne le tourmentait guère. Ils étaient très-bons amis. Le soir, ils montaient ensemble se coucher. Lisa occupait, à côté du trou noir où s'allongeait le jeune homme, une petite chambre qu'elle avait rendue toute claire, en l'ornant partout de rideaux de mousseline. Ils restaient là, un instant, sur le palier, leur bougeoir à la main, causant, mettant la clef dans la serrure. Et ils refermaient leur porte, disant amicalement:

      – Bonsoir, mademoiselle Lisa.

      – Bonsoir, monsieur Quenu.

      Quenu se mettait au lit en écoutant Lisa faire son petit ménage. La cloison était si mince, qu'il pouvait suivre chacun de ses mouvements. Il pensait: « Tiens, elle tire les rideaux de sa fenêtre. Qu'est-ce qu'elle peut bien faire devant sa commode? La voilà qui s'asseoit et qui ôte ses bottines. Ma foi, bonsoir, elle a soufflé sa bougie. Dormons. » Et, s'il entendait craquer le lit, il murmurait en riant: « Fichtre! elle n'est pas légère, mademoiselle Lisa. » Cette idée l'égayait; il finissait par s'endormir, en songeant aux jambons et aux bandes de petit salé qu'il devait préparer le lendemain.

      Cela dura un an, sans une rougeur de Lisa, sans un embarras de Quenu. Le matin, au fort du travail, lorsque la jeune fille venait à la cuisine, leurs mains se rencontraient au milieu des hachis. Elle l'aidait parfois, elle tenait les boyaux de ses doigts potelés, pendant qu'il les bourrait de viandes et de lardons. Ou bien ils goûtaient ensemble la chair crue des saucisses, du bout de la langue, pour voir si elle était convenablement épicée. Elle était de bon conseil, connaissait des recettes du Midi, qu'il expérimenta avec succès. Souvent, il la sentait derrière son épaule, regardant au fond des marmites, s'approchant si près, qu'il avait sa forte gorge dans le dos. Elle lui passait une cuiller, un plat. Le grand feu leur mettait le sang sous la peau. Lui, pour rien au monde, n'aurait cessé de tourner les bouillies grasses qui s'épaississaient sur le fourneau; tandis que, toute grave, elle discutait le degré de cuisson. L'après-midi, lorsque la boutique se vidait, ils causaient tranquillement, pendant des heures. Elle restait dans son comptoir, un peu renversée, tricotant d'une façon douce et régulière. Il s'asseyait sur un billot, les jambes ballantes, tapant des talons contre le bloc de chêne. Et ils s'entendaient à merveille; ils parlaient de tout, le plus ordinairement de cuisine, et puis de l'oncle Gradelle, et encore du quartier. Elle lui racontait des histoires comme à un enfant; elle en savait de très-jolies, des légendes miraculeuses, pleines d'agneaux et de petits anges, qu'elle disait d'une voix flûtée, avec son grand air sérieux. Si quelque cliente entrait, pour ne pas se déranger, elle demandait au jeune

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