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habit et partait pour ne reparaître qu’à l’heure du dîner. Le soir, il allait régulièrement aux Jacobins et ne rentrait que pour reprendre sa besogne.

      Souvent, je me suis demandé de quel ciment il était bâti, pour résister à de telles fatigues et à une privation presque constante de sommeil.

      Eh bien! ils étaient des centaines et des milliers qui vivaient de cette vie là, des hommes de fer trempés pour leur œuvre, que la fièvre de la liberté soutenait.

      En d’autres circonstances, ma mère se fût sans doute indignée et révoltée de cet abandon du foyer.

      Mais les idées de mon père étaient les siennes, et si parfois elle était inquiète, elle mettait son honneur à cacher ses alarmes.

      – Il faut que les hommes fassent leur devoir, disait-elle.

      Et chaque soir, elle attendait mon père avec une impatience fébrile, et lorsqu’il arrivait, il fallait qu’il lui racontât toutes les nouvelles, ce qui se passait aux faubourgs et aux Tuileries, les motions des clubs, quels orateurs avaient parlé à l’assemblée et ce qu’ils avaient dit.

      Le dimanche, cependant, mon père restait au logis.

      Il faisait ses comptes et écrivait des réclamations qu’on portait aux pratiques qui ne nous payaient pas. Il y en avait beaucoup dans ce cas; il y en avait même tant et tant que, bien loin de gagner de l’argent, il nous fallait chaque mois prendre quelque chose de notre petit patrimoine. C’était alors un vilain métier que celui de boulanger.

      Ce jour-là, presque toujours, M. Goguereau, le médecin, qui avait été élu député de Paris aux élections de 1791, venait partager notre modeste dîner.

      C’était un très-vieil ami de notre famille, presque notre parent, car sa belle-sœur était mariée à un neveu de ma mère, un nommé Moisson, ébéniste au faubourg Saint-Antoine.

      Au dessert, invariablement, mon père descendait à la cave chercher une bouteille de vieux vin, et tout en la buvant, c’étaient entre M. Goguereau et lui des discussions interminables. Je ne saisissais pas toujours parfaitement leurs théories, mais de tout ce qu’ils disaient ressortait pour moi éclatante comme le soleil cette vérité que la liberté est le plus précieux des biens et les plus sacrés des droits d’un homme.

      J’avais alors dix-sept ans et j’étais si grand et si vigoureux qu’on m’en eût donné vingt, pour le moins.

      Cependant, mon père n’avait pas voulu faire de moi un boulanger, comme l’avait été mon grand-père, et comme il l’était lui-même.

      Il prétendait me faire donner une éducation supérieure à la sienne, et chaque matin je me rendais à une classe que tenait derrière Saint-Roch un père de l’Oratoire, un vieux brave homme qui ne s’occupait pas de politique, mais seulement de bien bourrer ses élèves de latin, d’histoire et de géographie.

      Je mentirais si je disais que je ne souhaitais pas vivement accompagner mon père. Mais il n’entendait pas de cette oreille, et toute la journée il me fallait rester, en tête à tête avec mes livres.

      C’est à la seule indulgence de ma mère que je devais de ci et de là quelques heures de liberté.

      Parfois, lorsqu’il s’amassait du monde dans la rue, lorsqu’on entendait battre le tambour, voyant les angoisses de ma curiosité, la pauvre chère femme me disait:

      – Allons, va voir! et surtout ne sois pas trop longtemps.

      Et bien vite je filais.

      C’est ainsi que le 20 juin 1792, je vis la grande manifestation qui se rendait à l’assemblée et qui ensuite envahit les Tuileries.

      Ce fut la première émotion terrible et ineffaçable de ma vie, car je n’avais vu aucune des journées glorieuses et néfastes de la Révolution, ni la prise de la Bastille, ni les scènes de l’Hôtel-de-Ville, ni la catastrophe du Champ-de-Mars.

      En tête de la première colonne, marchaient Santerre et un homme vêtu en fort de la halle qu’on me dit être le marquis de Saint-Huruge. En arrière, à quelques pas, venaient des invalides, traînant sur un char un haut peuplier tout chargé de feuilles.

      Le peuple ne semblait ni irrité, ni menaçant, mais fort gai, au contraire et disposé à rire. Je remarquai beaucoup de femmes avec leurs enfants dans leurs bras.

      A plusieurs de ces gens, je demandai où ils allaient et ce qu’ils comptaient faire, ils me répondirent qu’ils n’en savaient rien; mais qu’il fallait amener à la raison, M. et madame Véto, – on appelait ainsi le roi et la reine, – dont la mauvaise volonté perdait la nation.

      Jusqu’à quatre heures, je demeurai parmi la foule, et je fus entraîné par le courant lorsqu’on brisa, faute d’issues, les grilles du Carrousel, mais je ne pénétrai pas dans les Tuileries. Quand je vis braquer les canons contre les portes du château, j’eus peur, je vous l’avoue, et je me sauvai.

      Mon père était sombre, quand il rentra le soir.

      – Tout va mal! nous dit-il. Que font nos armées? Rien. Et cependant l’ennemi est aux frontières!.. Il est vrai qu’il y a sans doute des Français indignes de ce nom qui l’appellent de tous leurs vœux… Ah! malheur aux scélérats qui pactiseraient avec l’étranger!..

      Mon père, qui était pourtant un homme humain et honnête, disait cela d’une telle voix et avec de si terribles regards, que je frémis.

      C’est que je ne vous ai pas dit encore que depuis le mois d’avril précédent les hostilités étaient commencées entre la France et l’Autriche.

      Et, certes, on ne saurait imaginer une guerre entreprise sous des auspices plus désastreux.

      La campagne était à peine ouverte, que déjà l’indiscipline de notre armée était à son comble.

      Luckner, La Fayette, Rochambeau, nos généraux n’avaient pas la confiance de leurs soldats, on refusait de leur obéir.

      Travaillées de sinistres soupçons, nos troupes voyaient la trahison partout, devant et derrière eux. Deux régiments s’étaient repliés sans tirer un coup de feu, en criant: Nous sommes trahis.

      De tels débuts devaient emplir l’ennemi de confiance. Le mal était immense, et cependant on ne semblait pas s’occuper d’y porter remède. Et dans Paris on disait que ce n’était pas le succès de nos armes que souhaitaient le roi et la reine, M. et madame Véto.

      Voilà où en était l’opinion, quand le bruit se répandait que la Prusse, rompant sa neutralité, s’ébranlait pour marcher contre nous.

      Ce fut mon père qui nous apporta cette nouvelle, en sortant d’un club où on avait lu une lettre apportée de Coblentz, quartier général de l’armée prussienne.

      Ma mère parut consternée.

      – Est-ce bien possible, s’écria-t-elle. Quelle raison auraient ces gens de nous faire la guerre?

      – Aucune.

      – Alors… pourquoi viendraient-ils?

      – Pourquoi! parce qu’ils savent notre frontière dégarnie, parce qu’ils croient que le dur enfantement de notre liberté nous met à leur merci… Parce que la Prusse est une nation de proie et qu’elle espère tirer quelque chose de nous: une forteresse, une ville, une province peut-être!..

      Durant quelques jours, on douta, on voulut douter de cette nouvelle. On avait tant besoin qu’elle ne fût pas vraie!

      D’un autre côté, beaucoup de gens plus honnêtes que clairvoyants, pensaient que les Prussiens hésiteraient ou même seraient arrêtés par l’impossibilité de justifier leur agression.

      L’anxiété n’en allait pas moins grandissant.

      Il me semblait sentir Paris bouillonner et frémir comme une chaudière immense dont la vapeur cherche une issue.

      C’est à peine, désormais, si je voyais mon père. Il prenait ses repas dehors, ou bien j’étais

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