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La Bête humaine. Emile Zola
Читать онлайн.Название La Bête humaine
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
– Jamais, mon chéri, je ne t'ai dit que ma mère m'avait laissé cette bague.
Du coup, Roubaud la dévisagea, pâlissant lui aussi.
– Comment? tu ne m'as jamais dit ça? Tu me l'as dit vingt fois!.. Il n'y a pas de mal à ce que le président t'ait donné une bague. Il t'a donné bien autre chose… Mais pourquoi me l'avoir caché? pourquoi avoir menti, en parlant de ta mère?
– Je n'ai pas parlé de ma mère, mon chéri, tu te trompes.
C'était imbécile, cette obstination. Elle voyait qu'elle se perdait, qu'il lisait clairement sous sa peau, et elle aurait voulu revenir, ravaler ses paroles; mais il n'était plus temps, elle sentait ses traits se décomposer, l'aveu sortir malgré elle de toute sa personne. Le froid de ses joues avait envahi sa face entière, un tic nerveux tirait ses lèvres. Et lui, effrayant, redevenu subitement rouge, à croire que le sang allait faire éclater ses veines, lui avait saisi les poignets, la regardait de tout près, afin de mieux suivre, dans l'effarement épouvanté de ses yeux, ce qu'elle ne disait pas tout haut.
– Nom de Dieu! bégaya-t-il, nom de Dieu!
Elle eut peur, baissa le visage pour le cacher sous son bras, devinant le coup de poing. Un fait, petit, misérable, insignifiant, l'oubli d'un mensonge à propos de cette bague, venait d'amener l'évidence, en quelques paroles échangées. Et il avait suffi d'une minute. Il la jeta d'une secousse en travers du lit, il tapa sur elle des deux poings, au hasard. En trois ans, il ne lui avait pas donné une chiquenaude, et il la massacrait, aveugle, ivre, dans un emportement de brute, de l'homme aux grosses mains, qui, autrefois, avait poussé des wagons.
– Nom de Dieu de garce! tu as couché avec!.. couché avec!.. couché avec!
Il s'enrageait à ces mots répétés, il abattait les poings, chaque fois qu'il les prononçait, comme pour les lui faire entrer dans la chair.
– Le reste d'un vieux, nom de Dieu de garce!.. couché avec!.. couché avec!
Sa voix s'étranglait d'une telle colère, qu'elle sifflait et ne sortait plus. Alors, seulement, il entendit que, mollissante sous les coups, elle disait non. Elle ne trouvait pas d'autre défense, elle niait pour qu'il ne la tuât pas. Et ce cri, cet entêtement dans le mensonge, acheva de le rendre fou.
– Avoue que tu as couché avec.
– Non! non!
Il l'avait reprise, il la soutenait dans ses bras, l'empêchant de retomber la face contre la couverture, en pauvre être qui se cache. Il la forçait à le regarder.
– Avoue que tu as couché avec.
Mais, se laissant glisser, elle s'échappa, elle voulut courir vers la porte. D'un bond, il fut de nouveau sur elle, le poing en l'air; et, furieusement, d'un seul coup, près de la table, il l'abattit. Il s'était jeté à son côté, il l'avait empoignée par les cheveux, pour la clouer au sol. Un instant, ils restèrent ainsi par terre, face à face, sans bouger. Et, dans l'effrayant silence, on entendit monter les chants et les rires des demoiselles Dauvergne, dont le piano faisait rage, heureusement, en dessous, étouffant les bruits de lutte. C'était Claire qui chantait des rondes de petites filles, tandis que Sophie l'accompagnait à tour de bras.
– Avoue que tu as couché avec.
Elle n'osa plus dire non, elle ne répondit point.
– Avoue que tu as couché avec, nom de Dieu! ou je t'éventre!
Il l'aurait tuée, elle le lisait nettement dans son regard. En tombant, elle avait aperçu le couteau, ouvert sur la table; et elle revoyait l'éclair de la lame, elle crut qu'il allongeait le bras. Une lâcheté l'envahit, un abandon d'elle-même et de tout, un besoin d'en finir.
– Eh bien! oui, c'est vrai, laisse-moi m'en aller.
Alors, ce fut abominable. Cet aveu qu'il exigeait si violemment, venait de l'atteindre en pleine figure, comme une chose impossible, monstrueuse. Il semblait que jamais il n'aurait supposé une infamie pareille. Il lui empoigna la tête, il la cogna contre un pied de la table. Elle se débattait, et il la tira par les cheveux, au travers de la pièce, bousculant les chaises. Chaque fois qu'elle faisait un effort pour se redresser, il la rejetait sur le carreau d'un coup de poing. Et cela haletant, les dents serrées, un acharnement sauvage et imbécile. La table, poussée, faillit renverser le poêle. Des cheveux et du sang restèrent à un angle du buffet. Quand ils reprirent haleine, hébétés, gonflés de cette horreur, las de frapper et d'être frappée, ils étaient revenus près du lit, elle toujours par terre, vautrée, lui accroupi, la tenant encore aux épaules. Et ils soufflèrent. En bas, la musique continuait, les rires s'envolaient, très sonores et très jeunes.
D'une secousse, Roubaud remonta Séverine, l'adossa contre le bois du lit. Puis, demeurant à genoux, pesant sur elle, il put parler enfin. Il ne la battait plus, il la torturait de ses questions, du besoin inextinguible qu'il avait de savoir.
– Ainsi, tu as couché avec, garce!.. Répète, répète que tu as couché avec ce vieux… Et à quel âge, hein? toute petite, toute petite, n'est-ce pas?
Brusquement, elle venait d'éclater en larmes, ses sanglots l'empêchaient de répondre.
– Nom de Dieu! veux-tu me dire!.. Hein? tu n'avais pas dix ans, que tu l'amusais, ce vieux? C'est pour ça qu'il t'élevait à la becquée, c'est pour sa cochonnerie, dis-le donc, nom de Dieu! ou je recommence!
Elle pleurait, elle ne pouvait prononcer un mot, et il leva la main, il l'étourdit d'une nouvelle claque. A trois reprises, comme il n'obtenait pas davantage de réponse, il la gifla, répétant sa question.
– A quel âge, dis-le donc, garce! dis-le donc?
Pourquoi lutter? Son être fuyait sous elle. Il lui aurait sorti le coeur, de ses doigts gourds d'ancien ouvrier. Et l'interrogatoire continua, elle disait tout, dans un tel anéantissement de honte et de peur, que ses phrases, soufflées très bas, s'entendaient à peine. Et lui, mordu de sa jalousie atroce, s'enrageait à la souffrance dont le déchiraient les tableaux évoqués: il n'en savait jamais assez, il l'obligeait à revenir sur les détails, à préciser les faits. L'oreille aux lèvres de la misérable, il agonisait de cette confession, avec la continuelle menace de son poing levé, prêt à cogner encore, si elle s'arrêtait.
De nouveau, tout le passé, à Doinville, défila, l'enfance, la jeunesse. Était-ce au fond des massifs du grand parc? était-ce dans le détour perdu de quelque corridor du château? Déjà le président songeait donc à elle, lorsqu'il l'avait gardée, à la mort de son jardinier, et fait élever avec sa fille? Cela, pour sûr, avait commencé, les jours où les autres gamines s'enfuyaient, au milieu de leurs jeux, s'il venait à paraître, tandis qu'elle, souriante, le museau en l'air, attendait qu'il lui donnât en passant une petite tape sur la joue. Et, plus tard, si elle osait lui parler en face, si elle obtenait tout de lui, n'était-ce pas qu'elle se sentait maîtresse, alors qu'il l'achetait par ses complaisances de trousseur de bonnes, si digne et si sévère aux autres? Ah! la sale chose, ce vieux se faisant baisoter comme un grand-père, regardant pousser cette fillette, la tâtant, l'entamant un peu à chaque heure, sans avoir la patience d'attendre qu'elle fût mûre!
Roubaud haletait.
– Enfin, à quel âge, répète, à quel âge?
– Seize ans et demi.
– Tu mens!
Mentir, mon Dieu! pourquoi? Elle eut un haussement d'épaules plein d'un abandon et d'une lassitude immenses.
– Et, la première fois, où ça s'est-il passé?
– A la Croix-de-Maufras.
Il hésita une seconde, ses lèvres s'agitaient, une lueur jaune troublait ses yeux.
– Et, je veux que tu me dises, qu'est-ce qu'il t'a fait?
Elle resta muette. Puis, comme il brandissait le poing:
– Tu ne me croirais pas.
– Dis