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Les mystères du peuple, Tome V. Эжен Сю
Читать онлайн.Название Les mystères du peuple, Tome V
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Эжен Сю
Жанр История
Издательство Public Domain
«Salvien.
«Fait à Châlons, le huitième jour des kalendes de novembre de l'an de l'Incarnation 613[F].»
– Mon bon frère Loysik, – dit Ronan, – cette charte garantit nos droits; merci à toi de l'avoir obtenue; mais n'avions-nous pas nos épées pour les défendre, ces droits?
– Oh! toujours ce vieux levain de Vagrerie! les épées, toujours les épées! ainsi les meilleures choses deviennent mauvaises par l'abus et l'emportement; oui, l'épée, oui, la résistance, oui, la révolte poussée jusqu'au martyre, lorsque votre droit est violé par la force; mais pourquoi le sang? pourquoi la bataille? lorsque le bon droit est reconnu, garanti? et d'ailleurs, qui vous dit que dans de nouvelles luttes vous auriez le dessus? qui vous dit que l'évêque de Châlons, ou son successeur, si vous refusiez de reconnaître sa juridiction, n'appellerait pas, malgré la charte royale confirmée par Clotaire, n'appellerait pas quelque seigneur bourguignon à son aide?.. Vous sauriez mourir, c'est vrai… mais à quoi bon mourir lorsqu'on peut vivre libres et paisibles? Cette charte engage l'évêque et ses successeurs à respecter les droits des moines de ce monastère et des habitants de cette vallée; c'est une garantie de plus; mais si quelque jour on la foule aux pieds, alors à vous les résolutions héroïques; jusque-là, mes amis, vivez les jours tranquilles que cette charte vous assure.
– Tu as raison, Loysik, – reprit Ronan; – ce vieux levain de Vagrerie fermente toujours en nous… Un mot encore… cette soumission à la juridiction spirituelle de l'évêque, soumission consacrée par cette charte, n'est-ce pas une humiliation?
– N'exerçait-il pas auparavant, plus ou moins, son pouvoir spirituel? La reconnaître est peu de chose, la méconnaître c'est nous exposer à des luttes sans fin… Et à quoi bon? nos biens, notre liberté, ne sont-ils pas consacrés? Attendez du moins qu'on les attaque.
– C'est juste, mon bon frère…
– Et puis, tenez, mes amis, je vous le disais tout à l'heure, cette charte, obtenue de l'évêque parce que vous avez su énergiquement résister à son iniquité, au lieu de vous résigner lâchement à son usurpation, cette charte, si l'avenir ne me trompe, contient en germe l'affranchissement progressif de la Gaule…
– Comment cela, bon frère Loysik?
– Tôt ou tard, ce que nous avons fait ici dans la vallée de Charolles s'accomplira en d'autres provinces, le vieux sang gaulois ne restera pas toujours engourdi; quelque jour nos fils, se comptant enfin, diront à leur tour aux seigneurs et aux évêques, malgré leur puissance: Reconnaissez nos droits et nous reconnaîtrons le pouvoir que vous vous êtes arrogé; sinon, guerre à outrance, guerre à mort!..
– Et pourtant, Loysik! – s'écria Ronan, – honte! iniquité!.. reconnaître ce pouvoir maudit, né d'une conquête spoliatrice et sanglante! le reconnaître, ce droit du vol et du meurtre! l'oppression de la race gauloise par la race franque!..
– Frère, autant que toi je déplore ces malheurs; mais que faire? Hélas! la conquête et l'Église, sa complice, pèsent sur la Gaule depuis plus d'un siècle, elles y ont déjà poussé de détestables mais profondes racines; les populations hébétées, énervées par les prêtres, sont accoutumées à respecter ce pouvoir odieux que le temps, l'habitude, la peur, l'ignorance des peuples, ont déjà en partie consacré. Notre descendance aura donc à compter avec ce pouvoir fortifié par les années; elle devra forcément le reconnaître, tout en revendiquant de lui, par la force s'il le faut, une partie des droits dont nos pères ont été déshérités par la conquête. Mais qu'importe, mes amis! ce premier pas fait, d'autres suivront d'âge en âge, hélas! au prix de luttes terribles sans doute; mais à chacun de ces pas, marqué par son sang, notre race se rapprochera de plus en plus de l'affranchissement… oui, viendra enfin ce beau jour prophétisé par Victoria la Grande, ce beau jour où la Gaule, foulant enfin sous ses pieds la couronne des rois franks et des papes de Rome, se relèvera fière, glorieuse et libre…
La nouvelle du retour de Loysik, volant de bouche en bouche, amena spontanément à la communauté tous les habitants de la vallée. On fêta ce jour avec une joyeuse cordialité; il assurait de nouveau le repos, les biens, la liberté des moines du monastère et de la colonie de Charolles.
Moi, Ronan, fils de Karadeuk, j'ai terminé d'écrire ce dernier récit deux ans après la mort de la reine Brunehaut, vers la fin des kalendes d'octobre de l'année 615. Clotaire II continue de régner sur toute la Gaule, comme avait régné seul son bisaïeul Clovis et son aïeul Clotaire Ier. Le meurtrier des petits-enfants de Brunehaut ne dément pas les sinistres commencements de sa vie. Cependant la charte royale et la charte épiscopale, relatives à la colonie et à la communauté, ont été jusqu'ici respectées. Mon frère Loysik, ma bonne vieille petite Odille, l'évêchesse et mon ami le Veneur, continuent de défier l'âge par leur santé.
Je charge le fils de mon fils de porter ce récit aux descendants de Kervan, frère de mon père, et comme lui fils de Jocelyn… La Bretagne est toujours la seule province de la Gaule qui soit jusqu'ici restée indépendante; elle a repoussé les troupes franques de Clotaire II, comme elle a repoussé les attaques des autres rois. L'esprit druidique inspire et soutient l'indomptable Armorique; puisse Hésus la préserver ainsi à travers les âges du souffle empoisonné, cadavéreux, liberticide, de l'Église catholique et romaine!
Mon petit-fils arrivera, je l'espère, sans malencontre jusqu'au berceau de notre famille, situé près des pierres sacrées de Karnak, ainsi que j'ai fait moi-même ce pieux pèlerinage, il y a cinquante ans et plus. Là, dans cette terre libre, mon petit-fils retrempera, comme moi, sa foi à l'indépendance future de la Gaule.
Je consigne sur cette feuille un fait important pour notre famille, divisée en deux branches, l'une habitant la Bourgogne, l'autre la Bretagne. En ces temps de guerre civile et de désordre, la paix, la liberté dont nous jouissons peuvent être violemment attaquées; nos descendants sauront, je l'espère, mourir plutôt que de redevenir esclaves; mais si, par faiblesse, ce malheur arrivait, si des événements imprévus s'opposaient à une résolution héroïque, si notre race devait de nouveau subir la servitude et être emmenée au loin captive, il serait bon, en prévision d'infortunes, hélas! toujours possibles, que tous ceux de notre famille portent, ainsi que les enfants de mon fils, un signe de reconnaissance ineffaçable imprimé sur le bras au moyen de la pointe d'une aiguille rougie au feu et trempée dans le suc de baies de troëne; la douleur n'est pas grande, et la peau délicate des enfants reçoit et conserve à jamais ces traces indélébiles: les mots gaulois Brenn et Karnak, mots qui rappellent les glorieux souvenirs de nos ancêtres, devraient être écrits sur le bras droit de tous les enfants de notre descendance, et toujours ainsi de génération en génération… Qui sait s'il n'adviendra pas à travers les âges des rencontres telles que notre famille, maintenant divisée en deux branches, puisse trouver dans ce signe convenu le moyen de se reconnaître et de se prêter secours?
Et maintenant, ô nos fils! vous qui lirez ces récits dictés, comme les autres légendes de nos aïeux, par l'ardent désir de conserver en vous le saint amour de la patrie, de la famille, l'horreur