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La Terre. Emile Zola
Читать онлайн.Название La Terre
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
– Ça vaut soixante francs, dit Buteau.
Fouan, hors de lui, maintenait son prix, entrait dans un éloge outré de sa terre, une si bonne terre, qui donnait du blé toute seule, lorsque Delhomme, silencieux jusque-là, déclara avec son grand accent d'honnêteté:
– Ça vaut quatre-vingts francs, pas un sou de plus, pas un sou de moins.
Tout de suite, le vieux se calma.
– Bon! mettons quatre-vingts; je veux bien faire un sacrifice pour mes enfants.
Mais Rose, qui l'avait tiré par un coin de sa blouse, lâcha un seul mot, la révolte de sa ladrerie:
– Non, non!
Jésus-Christ s'était désintéressé. La terre ne lui tenait plus au coeur, depuis ses cinq ans d'Afrique. Il ne brûlait que d'un désir, avoir sa part, pour battre monnaie. Aussi continuait-il à se dandiner d'un air goguenard et supérieur.
– J'ai dit quatre-vingts, criait Fouan, c'est quatre-vingts! Je n'ai jamais eu qu'une parole: devant Dieu, je le jure! Neuf hectares et demi, voyons, ça fait sept cent soixante francs, en chiffres ronds huit cents… Eh bien! la pension sera de huit cents francs, c'est juste!
Violemment, Buteau éclata de rire, pendant que Fanny protestait d'un branle de la tête, comme stupéfiée. Et M. Baillehache, qui, depuis la discussion, regardait dans son jardin, les yeux vagues, revint à ses clients, sembla les écouter en se tirant les favoris de son geste maniaque, assoupi par la digestion du fin déjeuner qu'il avait fait.
Cette fois, pourtant, le vieux avait raison: c'était juste. Mais les enfants, échauffés, emportés par la passion de conclure le marché au plus bas prix possible, se montraient terribles, marchandaient, juraient, avec la mauvaise foi des paysans qui achètent un cochon.
– Huit cents francs! ricanait Buteau. C'est donc que vous allez vivre comme des bourgeois?.. Ah bien! huit cents francs, on mangerait quatre! dites tout de suite que c'est pour vous crever d'indigestion!
Fouan ne se fâchait pas encore. Il trouvait le marchandage naturel, il faisait simplement face à ce déchaînement prévu, allumé lui aussi, allant carrément jusqu'au bout de ses exigences.
– Et ce n'est pas tout, minute!.. Nous gardons jusqu'à notre mort la maison et le jardin, bien entendu… Puis, comme nous ne récolterons plus rien, que nous n'aurons plus les deux vaches, nous voulons par an une pièce de vin, cent fagots, et par semaine dix litres de lait, une douzaine d'oeufs et trois fromages.
– Oh! papa! gémit douloureusement Fanny atterrée, oh! papa!
Buteau, lui, ne discutait plus. Il s'était levé d'un bond, il marchait avec des gestes brusques; même il avait enfoncé sa casquette, pour partir. Jésus-Christ venait également de quitter sa chaise, inquiet à l'idée que toutes ces histoires pouvaient faire manquer le partage. Seul, Delhomme restait impassible, un doigt contre son nez, dans une attitude de profonde réflexion et de gros ennui.
Alors, M. Baillehache sentit la nécessité de hâter un peu les choses. Il secoua son assoupissement, et en fouillant ses favoris d'une main plus active:
– Vous savez, mes amis, que le vin, les fagots, ainsi que les fromages et les oeufs, sont dans les usages.
Mais il fut interrompu par une volée de phrases aigres.
– Des oeufs avec des poulets dedans, peut-être!
– Est-ce que nous buvons notre vin? nous le vendons!
– Ne rien foutre et se chauffer, c'est commode, lorsque vos enfants s'esquintent!
Le notaire, qui en avait entendu bien d'autres, continua avec flegme:
– Tout ça, ce n'est pas à dire… Saperlotte! Jésus-Christ, asseyez-vous donc! Vous bouchez le jour, c'est agaçant!.. Et voilà qui est entendu, n'est-ce pas, vous tous? Vous donnerez les redevances en nature, parce que vous vous feriez montrer au doigt… Il n'y a donc que le chiffre de la rente à débattre…
Delhomme, enfin, fit signe qu'il avait à parler. Chacun venait de reprendre sa place, il dit lentement, au milieu de l'attention générale:
– Pardon, ça semble juste, ce que demande le père. On pourrait lui servir huit cents francs, puisque c'est huit cents francs qu'il louerait son bien… Seulement, nous ne comptons pas ainsi, nous autres. Il ne nous loue pas la terre, il nous la donne, et le calcul est de savoir ce que lui et la mère ont besoin pour vivre… Oui, pas davantage, ce qu'ils ont besoin pour vivre.
– En effet, appuya le notaire, c'est ordinairement la base que l'on prend.
Et une autre querelle s'éternisa. La vie des deux vieux fut fouillée, étalée, discutée besoin par besoin. On pesa le pain, les légumes, la viande; on estima les vêtements, rognant sur la toile et sur la laine; on descendit même aux petites douceurs, au tabac à fumer du père, dont les deux sous quotidiens, après des récriminations interminables, furent fixés à un sou. Lorsqu'on ne travaillait plus, il fallait savoir se réduire. Est-ce que la mère, elle aussi, ne pouvait se passer de café noir? C'était comme leur chien, un vieux chien de douze ans qui mangeait gros, sans utilité: il y avait beau temps qu'on aurait dû lui allonger un coup de fusil. Quand le calcul se trouva terminé, on le recommença, on chercha ce qu'on allait supprimer encore, deux chemises, six mouchoirs par an, un centime sur ce qu'on avait mis par jour pour le sucre. Et, en taillant et retaillant, en épuisant les économies infimes, on arriva de la sorte à un chiffre de cinq cent cinquante et quelques francs, ce qui laissa les enfants agités, hors d'eux, car ils s'entêtaient à ne pas dépasser cinq cents francs tout ronds.
Cependant, Fanny se lassait. Elle n'était pas mauvaise fille, plus pitoyable que les hommes, n'ayant point encore le coeur et la peau durcis par la rude existence au grand air. Aussi parlait-elle d'en finir, résignée à des concessions. Jésus-Christ, de son côté, haussait les épaules, très large sur l'argent, envahi même d'un attendrissement d'ivrogne, prêt à offrir un appoint sur sa part, qu'il n'aurait, du reste, jamais payé.
– Voyons, demanda la fille, ça va-t-il pour cinq cent cinquante?
– Mais oui, mais oui! répondit-il. Faut bien qu'ils nocent un peu, les vieux!
La mère eut pour son aîné un regard souriant et mouillé d'affection, tandis que le père continuait la lutte avec le cadet. Il n'avait cédé que pas à pas, bataillant à chaque réduction, s'entêtant sur certains chiffres. Mais, sous l'opiniâtreté froide qu'il montrait, une colère grandissait en lui, devant l'enragement de cette chair, qui était la sienne, à s'engraisser de sa chair, à lui sucer le sang, vivant encore. Il oubliait qu'il avait mangé son père ainsi. Ses mains s'étaient mises à trembler, il gronda:
– Ah! fichue graine! dire qu'on a élevé ça et que ça vous retire le pain de la bouche!.. J'en suis dégoûté, ma parole! j'aimerais mieux pourrir déjà dans la terre… Alors, il n'y a pas moyen que vous soyez gentils, vous ne voulez donner que cinq cent cinquante?
Il consentait, lorsque sa femme, de nouveau, le tira par sa blouse, en lui soufflant:
– Non, non!
– Ce n'est pas tout ça, dit Buteau après une hésitation, et l'argent de vos économies?.. Si vous avez de l'argent, n'est-ce pas? vous n'allez pas, bien sur, accepter le nôtre.
Il regardait son père fixement, ayant réservé ce coup pour la fin. Le vieux était devenu très pâle.
– Quel argent? demanda-t-il?
– Mais l'argent placé, l'argent dont vous cachez les titres.
Buteau, qui soupçonnait seulement le magot, voulait se faire une certitude. Certain soir, il avait cru voir son père prendre, derrière une glace, un petit rouleau de papiers. Le lendemain et les jours suivants, il s'était mis aux aguets; mais rien n'avait reparu, il ne restait que le trou vide.
Fouan,