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qualités dont il est doué; à mesure qu'il avance, s'augmentent et ses devoirs, et ses difficultés, et son importance: il grandit et devient un homme; mais en même temps, il apprend combien il en coûte; et il reconnaît à la fin, en le soutenant avec noblesse et courage, tout le poids du fardeau qu'il avait porté d'abord presque avec gaieté. Kent, au contraire, vieillard sage et ferme, a, dès le premier moment, tout su, tout prévu; dès qu'il entre en action, sa marche est arrêtée, son but fixé. Ce n'est point, comme Edgar, la nécessité qui le pousse, le hasard qui vient à sa rencontre; c'est sa volonté qui le détermine; rien ne la change ni ne la trouble; et le spectacle du malheur auquel il se dévoue lui arrache à peine une exclamation de douleur.

      Lear et Glocester, dans une situation analogue, en reçoivent une impression qui correspond à leurs divers caractères. Lear, impétueux, irritable, gâté par le pouvoir, par l'habitude et le besoin de l'admiration, se révolte et contre sa situation et contre sa propre conviction; il ne peut croire à ce qu'il sait; sa raison n'y résiste pas: il devient fou. Glocester, naturellement faible, succombe à la misère, et ne résiste pas davantage à la joie: il meurt en reconnaissant Edgar. Si Cordélia vivait, Lear retrouverait encore la force de vivre; il se brise par l'effort de sa douleur.

      A travers la confusion des incidents et la brutalité des moeurs, l'intérêt et le pathétique n'ont peut-être jamais été portés plus loin que dans cette tragédie. Le temps où Shakspeare a pris son action semble l'avoir affranchi de toute forme convenue; et de même qu'il ne s'est point inquiété de placer, huit cents ans avant Jésus-Christ, un roi de France, un duc d'Albanie, un duc de Cornouailles, etc., il ne s'est pas préoccupé de la nécessité de rapporter le langage et les personnages à une époque déterminée; la seule trace d'une intention qu'on puisse remarquer dans la couleur générale du style de la pièce, c'est le vague et l'incertitude des constructions grammaticales, qui semblent appartenir à une langue encore tout à fait dans l'enfance; en même temps un assez grand nombre d'expressions rapprochées du français indiquent une époque, sinon correspondante à celle où est supposé exister le roi Lear, du moins fort antérieure à celle où écrivait Shakspeare.

      Le roi Lear de Shakspeare fut joué pour la première fois en 1606, au moment de Noël. La première édition est de 1608, et porte ce titre: «Véritable Chronique et Histoire de la Vie et de la Mort du Roi Lear et de ses Trois Filles, par M. William Shakspeare. Avec la Vie infortunée d'Edgar, Fils et Héritier du Comte de Glocester, et son Déguisement sous le nom de Tom de Bedlam: – Comme elle a été jouée devant la Majesté du Roi, à White Hall, le soir de Saint-Étienne, pendant les Fêtes de Noël, par les Acteurs de Sa Majesté, jouant ordinairement au Globe, près de la Banque.»

PERSONNAGES

      LEAR, roi de la Grande-Bretagne.

      LE ROI DE FRANCE.

      LE DUC DE BOURGOGNE.

      LE DUC DE CORNOUAILLES.

      LE DUC D'ALBANIE.

      LE COMTE DE GLOCESTER.

      LE COMTE DE KENT.

      EDGAR, fils de Glocester.

      EDMOND, fils bâtard de Glocester.

      CURAN, courtisan.

      UN VIEILLARD, vassal de Glocester.

      UN MÉDECIN.

      LE FOU du roi Lear.

      OSWALD, intendant de Gonerille.

      UN OFFICIER employé par Edmond.

      UN GENTILHOMME attaché à Cordélia.

      UN HÉRAUT.

      SERVITEURS du duc de Cornouailles.

      GONÈRILLE,

      RÉGANE,

      CORDÉLIA, filles du roi Lear.

      CHEVALIERS DE LA SUITE DU ROI LEAR, OFFICIERS, MESSAGERS, SOLDATS ET SERVITEURS.

La scène est dans la Grande-Bretagne

      ACTE PREMIER

      SCÈNE I

Salle d'apparat dans le palais du roi Lear Entrent KENT, GLOCESTER, EDMOND

      KENT. – J'avais toujours cru au roi plus d'affection pour le duc d'Albanie que pour le duc de Cornouailles.

      GLOCESTER. – C'est ce qui nous avait toujours paru; mais aujourd'hui, dans le partage de son royaume, rien n'indique quel est celui des deux ducs qu'il préfère: l'égalité y est si exactement observée, qu'avec toute l'attention possible on ne pourrait faire un choix entre les deux parts.

      KENT. – N'est-ce pas là votre fils, milord?

      GLOCESTER. – Son éducation, seigneur, a été à ma charge; et j'ai tant de fois rougi de le reconnaître, qu'à la fin je m'y suis endurci.

      KENT. – Je ne saurais concevoir…

      GLOCESTER. – C'est ce qu'a très-bien su faire, seigneur, la mère de ce jeune homme: aussi son ventre en a-t-il grossi, et elle s'est trouvée avoir un fils dans son berceau avant d'avoir un mari dans son lit. Maintenant entrevoyez-vous la faute?

      KENT. – Je ne voudrais pas que cette faute n'eût pas été commise, puisque l'issue en a si bien tourné.

      GLOCESTER. – Mais c'est que j'ai aussi, seigneur, un fils légitime qui est l'aîné de celui-ci de quelques années, et qui cependant ne m'est pas plus cher. Le petit drôle est arrivé, à la vérité, un peu insolemment dans ce monde avant qu'on l'y appelât; mais sa mère était belle; j'ai eu ma foi du plaisir à le faire, et il faut bien le reconnaître, le coquin2! – Edmond, connaissez-vous ce noble gentilhomme?

      EDMOND. – Non, milord.

      GLOCESTER. – C'est le lord de Kent. – Souvenez-vous-en comme d'un de mes plus honorables amis.

      EDMOND. – Je prie Votre Seigneurie de me croire à son service.

      KENT. – Je vous aimerai certainement et chercherai à faire avec vous plus ample connaissance.

      EDMOND. – Seigneur, je mettrai mes soins à mériter votre estime.

      GLOCESTER. – Il a été neuf ans hors du pays, et il faudra qu'il s'absente encore. (Trompettes au dehors.)– Voici le roi qui arrive.

(Entrent Lear, le duc de Cornouailles, le duc d'Albanie, Gonerille, Régane, Cordélia; suite.)

      LEAR. – Glocester, vous accompagnerez le roi de France et le duc de Bourgogne.

      GLOCESTER. – Je vais m'y rendre, mon souverain.

(Il sort.)

      LEAR. – Nous cependant, nous allons manifester ici nos plus secrètes résolutions. Qu'on place la carte sous mes yeux. Sachez que nous avons divisé notre royaume en trois parts, étant fermement résolu de soulager notre vieillesse de tout souci et affaire pour en charger de plus jeunes forces, et nous traîner vers la mort délivré de tout fardeau. – Notre fils de Cornouailles, et vous qui ne nous êtes pas moins attaché, notre fils d'Albanie, nous sommes déterminés à régler publiquement, dès cet instant, la dot de chacune de nos filles, afin de prévenir par là tous débats dans l'avenir. L'amour retient depuis longtemps dans notre cour le roi de France et le duc de Bourgogne, rivaux illustres pour l'amour de notre plus jeune fille: je vais ici répondre à leur demande. – Dites-moi, mes filles (puisque nous voulons maintenant nous dépouiller tout à la fois de l'autorité, des soins de l'État et de tout intérêt de propriété), quelle est celle de vous dont nous pourrons nous dire le plus aimé, afin que notre libéralité s'exerce avec plus d'étendue là où elle sera sollicitée par des mérites plus grands? – Vous, Gonerille, notre aînée, parlez la première.

      GONÈRILLE. – Je vous aime, seigneur, de plus d'amour que n'en peuvent exprimer les paroles; plus chèrement que la vue, l'espace et la liberté; au delà de tout ce qui existe de précieux, de riche ou de rare. Je vous aime à l'égal de la vie accompagnée de bonheur, de santé, de beauté, de grandeur. Je vous aime autant qu'un enfant ait jamais aimé, qu'un père l'ait jamais été. Trouvez un amour que l'haleine ne puisse suffire, et les paroles parvenir

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<p>2</p>

The whoreson.