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ur Gobineau

      Nouvelles Asiatiques

      AVANT-PROPOS

      Plusieurs des ouvrages du comte de Gobineau sont rares et, pour dire le vrai, introuvables. Depuis que cette passionnante physionomie littéraire a été remise en valeur par divers travaux allemands et français, et que l'opinion commence enfin à soupçonner en l'auteur des Pléiades un des génies les plus curieux du dix-neuvième siècle, les livres du comte de Gobineau sont recherchés avec fureur par les collectionneurs avertis.

      On a donc pensé opportun d'offrir au public lettré une seconde édition des Nouvelles asiatiques. Ce recueil, depuis longtemps épuisé, parut en 1876 à la librairie Didier, tandis que le comte de Gobineau se trouvait en Crimée, accomplissant en compagnie de l'Empereur du Brésil, Dom Pedro, ami très fidèle, un grand voyage en Russie, en Turquie, et en Grèce, par Saint-Pétersbourg, Nijni-Novgorod, Moscou, Kiew, Livadia, Sébastopol, Constantinople et Athènes.

      Si les lecteurs allemands, depuis une vingtaine d'années, grâce à de généreuses et intelligentes initiatives, sont familiarisés avec l'œuvre du comte de Gobineau, il n'en est pas de même en France où l'ethnologue a fait tort à l'homme de lettres et à l'artiste.

      Il est arrivé à Gobineau une aventure assez ennuyeuse quoique commune. Son nom s'est attaché au fameux Essai sur l'inégalité des races humaines. Pour beaucoup de gens inattentifs il fut l'homme d'un seul livre, d'ailleurs original, plein d'aperçus hardis, mais enfin assez spécial, d'abord rébarbatif et destiné au public savant. C'était étrangement restreindre sinon refroidir la curiosité. Quantité de lettrés, à la vue d'un titre un peu rude, ne poussèrent pas plus avant leur investigation, s'étonnant qu'on fit tant de bruit autour d'un diplomate, écrivain à ses heures, orientaliste par ennui, croyaient-ils, amateur érudit sans plus.

      Que si quelques critiques plus éclairés prétendaient reviser un jugement par trop sommaire, on avouait qu'à la vérité on n'ignorait pas les Pléiades, ce roman de l'énergie et de l'ascétisme humains, qu'on admirait même la Renaissance, cette magistrale fresque d'histoire. Mais lorsqu'on avait prononcé à ce sujet le mot d'impérialisme stendhalien, on se croyait quitte envers une mémoire pourtant digne de quelque pitié.

      La vérité est tout autre. Gobineau fut diplomate par occasion, mais écrivain de métier et l'homme le plus éloigné qui soit de tout pédantisme, bref, le plus français. Dès l'âge de vingt ans il entre dans la carrière des lettres et ne quitte la plume que le jour de sa mort. Déjà Mérimée, un de ses intimes, s'étonnait de cette fécondité intellectuelle. Romans, épigraphie, drames, histoire des peuples, poèmes lyriques, archéologie, récits de voyage, philosophie comparée, Gobineau s'est essayé dans les genres les plus divers et a excellé dans la plupart. Sa culture encyclopédique, jointe à une curiosité insatiable et à une imagination extraordinaire, l'entraînait dans les voies les plus opposées.

      Ajoutez à cela une promenade perpétuelle à travers des pays exotiques, des races très anciennes et qui furent la jeunesse du monde, des horizons magnifiques, contemplés tour à tour avec des yeux de savant et des yeux de poète, un cerveau admirablement organisé et un goût très sûr quoique très original – et vous vous étonnerez moins de voir une intelligence saine et active pousser des prolongements dans tous les domaines de l'esprit, de même qu'un bel arbre étend ses racines autour de lui en éventail.

      Cette œuvre composée de deux douzaines de volumes, si variée dans ses réalisations, accuse une réelle unité de pensée. Une idée directrice relie les romans aux ouvrages d'érudition, les poèmes aux études scientifiques, en sorte que porter un jugement sur le comte de Gobineau est fort hasardeux, avant d'avoir épuisé la substance de tous ses livres complétés les uns par les autres. C'est là le mystère d'une vie bien organisée.

      Ces ouvrages ne sont pas accessibles au même degré. Gravir à contretemps l'échelle de l'initiation c'est risquer de s'essouffler. Chaque âme possède ainsi des chemins plus ou moins familiers.

      En mettant entre les mains du grand public les Nouvelles asiatiques on a conscience de dévoiler un des côtés les plus riants de l'œuvre de Gobineau, et quand même les plus représentatifs. Cet ouvrage plaira aussi bien aux savants qu'aux amateurs, aux érudits comme aux simples lettrés, à ceux qu'on appelait jadis les «honnêtes gens».

      L'attrait piquant de ces scènes exotiques, l'art étonnant avec lequel sont campés certains caractères, la psychologie aiguë et froide, la magie d'un style tout en mouvements et qui mord, ne sauraient manquer de captiver les vrais admirateurs de Stendhal et de Mérimée. Les ethnologues ne seront point déçus qui cherchent des observations objectives, des analyses expérimentales d'états d'âmes collectifs, car il n'est point d'homme plus dégagé de tout parti pris que l'auteur de la Renaissance, quoi qu'on en ait dit. Il n'a rien tant en horreur que les théoriciens si ce n'est les moralistes. Lui-même a pris soin de nous en avertir dans son Introduction. La page est belle et tout à fait dans sa manière.

      On ne se rend pas très bien compte de ce que vaut un moraliste, à quoi il sert depuis le temps que cette secte parasite s'est présentée dans le monde; et les innombrables censures qu'elle mérite par l'inconsistance de son point de départ, l'incohérence de ses remarques, la légèreté de ses déductions, auraient bien dû faire classer, depuis des siècles, ses adeptes au nombre des bavards prétentieux qui parlent pour parler et alignent des mots pour se les entendre dire. Au nombre des non-valeurs que l'on doit aux moralistes, il n'en est pas de plus complète que cet axiome: «L'homme est partout le même.» Cet axiome va de pair avec la grande prétention de ces soi-disant penseurs de réformer les torts de l'humanité, en faisant admettre à celle-ci leurs sages conseils.

      Oui les âmes sont fort éloignées les unes des autres, et Gobineau ajoute:

      Au rebours de ce qu'enseignent les moralistes, les hommes ne sont nulle part les mêmes. On s'aperçoit sans peine qu'un Chinois possède deux bras et deux jambes, deux yeux et un nez comme un Hottentot ou un bourgeois de Paris; mais il n'est pas nécessaire de causer une heure avec chacun de ces êtres pour s'apercevoir et conclure qu'aucun lien intellectuel et moral n'existe entre eux, si ce n'est la conviction qu'il faut manger quand on a faim et dormir quand le sommeil presse…

      …Dans les Nouvelles ici rassemblées, le but qu'on s'est proposé a donc été de montrer un certain nombre de variétés de l'esprit asiatique et en quoi cet esprit, observé en général, s'éloigne du nôtre. Ce sont les observateurs pénétrés de cette vérité qui se sont montrés les plus propres à vivre au milieu des Persans, des Afghans, des Turcs et des gens du Caucase. Quand on l'a oubliée et qu'on se place ensuite en face de ces populations avec l'intention de les décrire, on ne formule plus à leur égard que des jugements ridicules; on se borne à les trouver perverses et rien que perverses, par cela seul qu'elles ne ressemblent pas aux Européens. La conclusion nécessaire à tirer de ce jugement serait qu'elles représentent la corruption, tandis que les Occidentaux sont la vertu. Afin de ne pas tomber dans un pareil non-sens, il ne faut pas parler des Asiatiques en moraliste.

      Ces Nouvelles furent écrites à Stockholm durant que Gobineau était ministre de France en Suède. Il atteignait la soixantaine et revivait pour son plaisir une existence assez mouvementé, promenée avec délices aux quatre coins de l'Orient.

      Vers cet Orient des Mille et une Nuits si complexe, si cruel, si merveilleux, si totalement différent de notre civilisation et dont Gobineau emprunta certaines habitudes de vie, sa pensée se reportait sans cesse. Il se rappelait ses années vécues en Perse et dans la Turquie d'Asie; son bienheureux séjour en Grèce, la masse de documents trouvés surplace; les pays incomparables traversés dans l'exaltation; la quotidienne observation de ces caractères asiatiques où l'instinct domine jusqu'à la tyrannie, de ces mœurs commandées par une sorte d'immoralité inconsciente. Le curieux spectacle, pour un psychologue dénué de préjugés, que cette floraison humaine si vivace et si libre!

      Quelque chose de cette nostalgie de l'Orient se retrouve dans le dernier chapitre du recueil: la Vie de voyage. C'est la description colorée d'un de ces immenses trains de caravanes qui vont d'Erzeroum à Tebriz, caravanes conduites par un chef autoritaire et expérimenté, composées de deux mille voyageurs: Osmanlis, le chapelet de grains d'ambre à la main, émigrés tjerkesses, Juifs, Arméniens, Yézidys, Syriens, le tout s'étendant sur plusieurs kilomètres de longueur, avec des files

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