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que nous marchions; nous n'avions pas fait cinq lieues encore, mais nous achevions de monter. Après une dernière heure de marche sur des pentes douces et parmi des fourrés très-épais, mon cheval donna des signes de joie, et je découvris devant moi, dans une sorte de clairière élevée, une maison blanche entourée de cabanes de paille, quelques tentes noires, et notre avant-garde de cavaliers qui déjà disposait le bivouac.

      Nous voici donc dans El-Gouëa, ou, si tu veux, à la Clairière, campés pour cette nuit près de la maison du commandement de Si-Djilali-Bel Hadj-Meloud, caïd des Beni-Haçen. On appelle maisons de commandement certaines maisons fortifiées, que notre gouvernement fait bâtir à l'intérieur du pays, pour servir de résidence officielle à un chef de tribus, de lieu de défense en cas de guerre, et en même temps d'hôtellerie pour les voyageurs. Indépendamment du chef arabe, qui l'occupe assez irrégulièrement, ces postes sont en général gardés par quelques hommes d'infanterie détachés de la garnison française la plus voisine. Avec plus d'importance et de plus grandes dimensions, ils deviennent des bordj (proprement: lieux fortifiés). La maison d'El-Gouëa n'est qu'un modeste corps de garde en rez-de-chaussée, avec une cour au centre, quatre pavillons saillants aux quatre angles, des murs bas, seulement percés de meurtrières, une porte pleine et ferrée. Un grand noyer qui s'élève en forme de boule de l'autre côté de la maison, des hangars de chaume disposés autour, soutenus par des branches mortes et palissadés de broussailles, le jeu du ciel entre les vastes rameaux de l'arbre et de gros nuages orageux roulés en masses étincelantes au-dessus des coteaux devenus bruns, tout cela formait un ensemble de tableau peu oriental, mais qui m'a plu, précisément à cause de sa ressemblance avec la France. Du côté du sud, il n'y a pas de vue; du côté du nord et du couchant, nous dominons une assez grande étendue de collines et de petites vallées, clairsemées de bouquets de bois, de prairies naturelles et de quelques champs cultivés. Les collines se couvraient d'ombres, les bois étaient couleur de bronze, les champs avaient la pâleur exquise des blés nouveaux, le contour des bois s'indiquait par un filet d'ombres bleues. On eût dit un tapis de velours de trois couleurs et d'épaisseur inégale: rasé court à l'endroit des champs, plus laineux à l'endroit des bois. Dans tout cela, rien de farouche et qui fasse penser au voisinage des lions.

      Les deux tentes arabes dressées pour nous recevoir serviront d'asile à nos gens et d'abri pour nos bagages, car nous avons tout juste de quoi nous loger nous-mêmes. Je te parlerai de notre galfa (caravane) quand elle sera complète et organisée sur un pied de long voyage, quand nous aurons remplacé nos mulets de montagne par des chameaux, et quand notre klhebbir (conducteur-chef de caravane), qui, tu le sais, est M. N***, aura rassemblé toute sa suite de cavaliers et de serviteurs. Le tout, chameaux, tentes supplémentaires et gens d'escorte, nous attend à Boghari, où nous les trouverons demain soir. Jusqu'ici, notre petit convoi, d'assez vulgaire apparence, se compose, presque à nombre égal, de burnouss et d'habits français, et nos muletiers n'ont pas la rude et patiente allure que je m'attends à trouver dans nos chameliers, ces intrépides marcheurs du désert.

      Il est huit heures; nous venons de rentrer sous nos tentes après avoir soupé chez le caïd. Si-Djilali nous a donné la diffa: il arrivait tout exprès pour nous recevoir de la tribu qu'il habite à quelques lieues d'ici. Il est impossible de recevoir au seuil des pays arabes une hospitalité plus encourageante. Quant à notre hôte, je retrouve en lui ces grands traits de montagnard que nous avons déjà pressentis à Medeah et tant admirés, si tu t'en souviens; et, comme personnage de frontispice, il a déjà sa valeur. C'est une belle tête, fortement basanée, ardente et pleine de résolution, quoique souriante, avec de grands yeux doux et une bouche fréquemment entr'ouverte à la manière des enfants; cette habitude fait remarquer ses dents qui sont superbes. Il porte deux burnouss, un noir par-dessus un blanc. Le burnouss noir, qu'on voit rarement dans les tribus du littoral et qui disparaît, m'a-t-on dit, dans le Sud, semble être propre aux régions intermédiaires que je vais traverser de Medeah à D'jelfa. Il est de grosse laine ou de poil de chameau; on dirait du feutre, tant il est lourd, épais, rude au toucher: il a plus d'ampleur que le burnouss de laine blanche, et tombe tout d'une pièce quand il est pendant; relevé sur l'épaule, il forme à peine un ou deux plis réguliers et cassants. Il fait paraître courts les hommes les plus grands, tant il les élargit, et leur donne alors une pesanteur de démarche, une majesté de port extraordinaires. Ajoute à ce vêtement un peu monacal, qui tient de la chape par la roideur, et du froc par le capuchon rabattu dans le dos, des bottes rouges de cavalier, un chapelet de bois brun, une ceinture de maroquin bouclée à la taille, usée par le frottement des pistolets, enfin un long cordon d'amulettes de bois ou de sachets de cuir rouge descendant sur un haïk djeridi de fine laine lamée de soie; tout laine et tout cuir, sans broderie, sans flots de soie, sans une ganse d'or, telle était la tenue sévère de notre hôte. Si-Djilali est de noblesse militaire; son père, Si-Hadj-Meloud, est pèlerin de la Mecque. Il y a, comme tu le vois, du sang de fanatique et de soldat dans ses veines. C'est un homme de trente ans, ou bien alors un jeune homme que la fatigue, une grande position, la guerre peut-être, ou seulement le soleil de son pays ont mûri de bonne heure. A le regarder de plus près, on s'aperçoit que ses yeux pleins de flammes ne sont pas toujours d'accord avec sa bouche, quand celle-ci sourit, et que cette juvénile hilarité des lèvres n'est qu'une manière d'être poli.

      La chambre où nous mangions était petite, sans meubles, avec une cheminée française et des murs déjà dégradés, quoique la maison soit neuve. Il y avait du feu dans la cheminée; un tapis de tente, trop grand pour la chambre et roulé contre un des murs, de manière à nous faire un dossier; pour tout éclairage, une bougie tenue par un domestique accroupi devant nous, et faisant, dans une immobilité absolue, l'office de chandelier. Si simple que soit la salle à manger, si mal éclairé que soit le tapis qui sert de table, un repas arabe est toujours une affaire d'importance.

      Je n'ai pas à t'apprendre que la diffa est le repas d'hospitalité. La composition en est consacrée par l'usage et devient une chose d'étiquette. Pour n'avoir plus à revenir sur ces détails, voici le menu fondamental d'une diffa d'après le cérémonial le plus rigoureux. D'abord un ou deux moutons rôtis entiers; on les apporte empalés dans de longues perches et tout frissonnants de graisse brûlante: il y a sur le tapis un immense plat de bois de la longueur d'un mouton; on dresse la broche comme un mât au milieu du plat; le porte-broche s'en empare à peu près comme d'une pelle à labourer, donne un coup de son talon nu sur le derrière du mouton et le fait glisser dans le plat. La bête a tout le corps balafré de longues entailles faites au couteau avant qu'on ne la mette au feu; le maître de la maison l'attaque alors par une des excoriations les plus délicates, arrache un premier lambeau et l'offre au plus considérable de ses hôtes. Le reste est l'affaire des convives. Le mouton rôti est accompagné de galettes au beurre, feuilletées et servies chaudes; puis viennent des ragoûts, moitié mouton et moitié fruits secs, avec une sauce abondante, fortement assaisonnée de poivre rouge. Enfin arrive le couscoussou, dans un vaste plat de bois reposant sur un pied en manière de coupe. La boisson se compose d'eau, de lait doux (halib), de lait aigre (leben); le lait aigre semble préférable avec les aliments indigestes; le lait doux, avec les plus épicés. On prend la viande avec les doigts, sans couteau ni fourchette; on la déchire; pour la sauce, on se sert de cuillers de bois, et le plus souvent d'une seule qui fait le tour du plat. Le couscoussou se mange indifféremment, soit à la cuiller, soit avec les doigts; pourtant, il est mieux de le rouler de la main droite, d'en faire une boulette et de l'avaler au moyen d'un coup de pouce rapide, à peu près comme on lance une bille. L'usage est de prendre autour du plat, devant soi, et d'y faire chacun son trou. Il y a même un précepte arabe qui recommande de laisser le milieu, car la bénédiction du ciel y descendra. Pour boire, on n'a qu'une gamelle, celle qui a servi à traire le lait ou à puiser l'eau. A ce sujet, je connais encore un précepte: «Celui qui boit ne doit pas respirer dans la tasse où est la boisson; il doit l'ôter de ses lèvres pour reprendre haleine; puis il doit recommencer à boire.» Je souligne le mot doit, pour lui conserver le sens impératif.

      Si tu te rappelles l'article Hospitalité dans le livre excellent de M. le général Daumas sur le Grand Désert, tu dois voir que c'est dans les mœurs arabes un acte sérieux que de manger et de donner à manger, et qu'une diffa

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