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de son coeur aille au champ de bataille: le coeur de Troïlus, hélas! n'est plus à lui.

      PANDARE. – N'y a-t-il point de remède à toutes ces plaintes?

      TROÏLUS. – Les Grecs sont forts, habiles autant que forts, fiers autant qu'habiles, et vaillants autant que fiers. Mais moi, je suis plus faible que les pleurs d'une femme, plus paisible que le sommeil, plus crédule que l'ignorance. Je suis moins brave qu'une jeune fille pendant la nuit, et plus novice que l'enfance sans expérience.

      PANDARE. – Allons! je vous en ai assez dit là-dessus: quant à moi, je ne m'en mêlerai plus. Celui qui veut faire un gâteau du froment doit attendre la mouture.

      TROÏLUS. – Ne l'ai-je pas attendu?

      PANDARE. – Oui, la mouture; mais il faut attendre le blutage.

      TROÏLUS. – N'ai-je pas attendu?

      PANDARE. – Oui, le blutage: mais il vous faut attendre la levure.

      TROÏLUS. – Je l'ai attendue aussi.

      PANDARE. – Oui, la levure: mais ce n'est pas tout, il faut encore pétrir, faire le gâteau, chauffer le four, cuire; et il faut bien attendre encore que le gâteau se refroidisse, ou vous risquez de vous brûler les lèvres.

      TROÏLUS. – La patience elle-même, toute déesse qu'elle est, supporte la souffrance moins paisiblement que moi. Je m'assieds à la table royale de Priam, et lorsque la belle Cressida vient s'offrir à ma pensée, – que dis-je, traître, quand elle vient? – Quand en est-elle jamais absente?

      PANDARE. – Eh bien! elle était plus belle hier au soir que je ne l'ai jamais vue, ni elle ni aucune autre femme.

      TROÏLUS. – J'en étais à vous dire… – Quand mon coeur, comme ouvert par un violent soupir, était prêt à se fendre en deux; dans la crainte qu'Hector, ou mon père, ne me surprissent, j'ai enseveli ce soupir dans le pli d'un sourire, comme le soleil lorsqu'il éclaire un orage: mais le chagrin, que voile une gaieté apparente, est comme une joie que le destin change en une tristesse soudaine.

      PANDARE. – Si ses cheveux n'étaient pas d'une nuance plus foncée que ceux d'Hélène, allons, il n'y aurait pas plus de comparaison à faire entre ces deux femmes… mais, quant à moi, elle est ma parente: je ne voudrais pas, comme on dit, trop la vanter. – Mais je voudrais que quelqu'un l'eût entendue parler hier, comme je l'ai entendue, moi… Je ne veux pas déprécier l'esprit de votre soeur Cassandre. – Mais…

      TROÏLUS. – O Pandare, je vous le déclare… Pandare, quand je vous dis que là sont ensevelies toutes mes espérances, ne me répliquez pas, pour me dire à combien de brasses de profondeur elles sont plongées. Je vous dis que je suis fou d'amour pour Cressida; vous me répondez qu'elle est belle, vous versez dans la plaie ouverte de mon coeur tout le charme de ses yeux, de sa chevelure, de ses joues, de son port, de sa voix. Vous parlez de sa main! auprès de laquelle toutes les blancheurs sont de l'encre qui trahit elle-même sa noirceur; auprès de la douceur de son toucher, le duvet du cygne même est rude, et la sensation la plus exquise est grossière comme la main du laboureur. – Voilà ce que vous me dites. Et tout ce que vous me dites est la vérité, comme lorsque je dis que je l'aime. – Mais en me parlant ainsi, au lieu de baume et d'huile, vous plongez dans chaque blessure que m'a faite l'amour le couteau qui les a ouvertes.

      PANDARE. – Je ne dis que la vérité.

      TROÏLUS. – Vous n'en dites pas encore assez.

      PANDARE. – Ma foi, je ne veux plus m'en mêler: qu'elle soit ce qu'elle voudra; si elle est belle, tant mieux pour elle; si elle ne l'est pas, elle a le remède dans ses propres mains.

      TROÏLUS. – Bon Pandare! eh bien! Pandare?

      PANDARE. – J'en suis pour mes peines: je suis mal vu d'elle et mal vu de vous: je me suis mêlé de négocier entre vous deux, mais on me sait fort peu gré de mes soins.

      TROÏLUS. – Quoi! seriez-vous fâché, Pandare? Le seriez-vous contre moi?

      PANDARE. – Parce qu'elle est ma parente, elle n'est pas aussi belle qu'Hélène. Si elle n'était pas ma parente, elle serait aussi belle le vendredi qu'Hélène le dimanche. Mais qu'est-ce que cela me fait à moi? Fût-elle noire comme un nègre, peu importe: cela m'est bien égal.

      TROÏLUS. – Est-ce que je dis qu'elle n'est pas belle?

      PANDARE. – Peu importe que vous le disiez ou que vous ne le disiez pas; c'est une sotte de rester ici sans son père, qu'elle aille trouver les Grecs; et je le lui dirai, la première fois que je la verrai; pour ce qui est de moi, c'est fini, je ne m'en mêlerai plus.

      TROÏLUS. – Pandare…

      PANDARE. – Non, jamais.

      TROÏLUS. – Mon cher Pandare…

      PANDARE. – Je vous en prie, ne m'en parlez plus, je veux tout laisser là, comme je l'ai trouvé; et tout est fini.

(Pandare sort.)(Bruit de guerre.)

      TROÏLUS. – Silence, odieuses clameurs! silence, rudes sons! insensés des deux partis! Il faut bien qu'Hélène soit belle, puisque vous la fardez tous les jours de votre sang. Moi, je ne puis combattre pour un pareil sujet: il est trop chétif pour mon épée. Mais Pandare… O dieux, comme vous me tourmentez! Je ne puis arriver à Cressida que par Pandare; et il est aussi difficile de l'engager à lui faire la cour pour moi, qu'elle est obstinée dans sa vertu contre toute sollicitation. Au nom de ton amour pour ta Daphné, dis-moi, Apollon, ce qu'est Cressida, ce qu'est Pandare, et ce que je suis. Le lit de cette belle est l'Inde: elle est la perle qui y repose; je vois l'errant et vaste Océan, dans l'espace qui est entre Ilion et le lieu de sa demeure: moi, je suis le marchand, et ce Pandare, qui vogue de l'un à l'autre bord, est ma douteuse espérance; mon remorqueur et mon vaisseau.

(Bruit de guerre. Entre Énée.)

      ÉNÉE. – Quoi donc, prince Troïlus! pourquoi n'êtes-vous pas sur le champ de bataille?

      TROÏLUS. – Parce que je n'y suis pas; cette réponse de femme est à propos, car c'est pour une femme que l'on sort de ces murs. Quelles nouvelles, aujourd'hui, Énée, du champ de bataille?

      ÉNÉE. – Que Pâris est rentré blessé dans la ville.

      TROÏLUS. – Par qui, Énée?

      ÉNÉE. – Par Ménélas, Troïlus.

      TROÏLUS. – Que le sang de Pâris coule: c'est une blessure à dédaigner. Pâris a été percé par la corne de Ménélas.

      ÉNÉE. – Écoutez, quelle belle chasse on donne aujourd'hui hors de la ville!

      TROÏLUS. – Il y en aurait une plus belle dans la ville si vouloir était pouvoir. – Mais allons à la chasse de la plaine! – Vous y rendez-vous?

      ÉNÉE. – En toute hâte.

      TROÏLUS. – Venez, allons-y ensemble.

(Ils sortent.)

      SCÈNE II

Une rue de Troie Entrent CRESSIDA et ALEXANDRE3

      CRESSIDA. – Qui étaient celles qui viennent de passer près de nous?

      ALEXANDRE. – La reine Hécube et Hélène.

      CRESSIDA. – Et où vont-elles?

      ALEXANDRE. – Elles vont voir la bataille, de la tour de l'Orient, dont la hauteur commande en souveraine toute la vallée; Hector, dont la patience est inébranlable, comme la vertu même, était ému aujourd'hui. Il a grondé Andromaque et frappé son écuyer; et comme s'il était question d'économie de ménage dans la guerre, il s'est levé avant le soleil pour s'armer à la légère et se rendre sur le champ de bataille dont chaque fleur pleurait, comme si elle pressentait prophétiquement les effets du courroux d'Hector.

      CRESSIDA. – Et quel était le sujet de sa colère?

      ALEXANDRE. – Voici le bruit qui s'est répandu. Il y a, dit-on, parmi les Grecs, un héros du sang troyen, neveu d'Hector: on le nomme Ajax.

      CRESSIDA.

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<p>3</p>

Alexandre est ici un valet, ce n'est pas Alexandre Pâris, il est vrai que Pandare va tout à l'heure lui dire bonjour, mais les gens comme Pandare sont les plus affables du monde.