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fallait encore attendre deux jours. Jamais jours ne me semblèrent plus longs, et je relus plus de dix fois, pour tromper mon impatience, l'affiche apposée au coin des principales rues; l'affiche promettait monts et merveilles: huit taureaux des plus fameux pâturages; Sevilla et Antonio Rodriguez, picadores; Juan Pastor, qu'on appelle aussi el Barbero, et Guillen, espadas; le tout avec défense au public de jeter dans l'arène des écorces d'orange et autres projectiles capables de nuire aux combattants.

      On n'emploie guère en Espagne le mot matador pour désigner celui qui tue le taureau, on l'appelle espada (épée), ce qui est plus noble et a plus de caractère; l'on ne dit pas non plus toreador, mais bien torero. Je donne, en passant, cet utile renseignement à ceux qui font de la couleur locale dans les romances et dans les opéras-comiques. La course se nomme media corrida, demi-course, parce qu'autrefois il y en avait deux tous les lundis, l'une le matin, l'autre à cinq heures du soir, ce qui faisait la course entière: la course du soir est seule conservée.

      L'on a dit et répété de toutes parts que le goût des courses de taureaux se perdait en Espagne, et que la civilisation les ferait bientôt disparaître; si la civilisation fait cela, ce sera tant pis pour elle, car une course de taureaux est un des plus beaux spectacles que l'homme puisse imaginer; mais ce jour-là n'est pas encore arrivé, et les écrivains sensibles qui disent le contraire n'ont qu'à se transporter un lundi, entre quatre et cinq heures, à la porte d'Alcala, pour se convaincre que le goût de ce féroce divertissement n'est pas encore près de se perdre.

      Le lundi, jour de taureaux, dia de toros, est un jour férié; personne ne travaille, toute la ville est en rumeur; ceux qui n'ont pas encore pris leurs billets marchent à grands pas vers la calle de Carretas, où est situé le bureau de location, dans l'espoir de trouver quelque place vacante; car, disposition qu'on ne saurait trop louer, cet énorme amphithéâtre est entièrement numéroté et divisé en stalles, usage que l'on devrait bien imiter dans les théâtres de France. La calle de Alcala, qui est l'artère où viennent se dégorger les rues populeuses de la ville, est pleine de piétons, de cavaliers et de voitures; c'est pour cette solennité que sortent de leurs remises poudreuses les calessines et les carrioles les plus baroques et les plus extravagantes, et que se produisent au jour les attelages les plus fantastiques, les mules les plus phénoménales. Les calessines rappellent les corricoli de Naples: de grandes roues rouges, une caisse sans ressorts, ornée de peintures plus ou moins allégoriques, et doublée de vieux damas ou de serge passée avec des franges et des effilés de soie et par là-dessus un certain air rococo de l'effet le plus amusant; le conducteur est assis sur le brancard, d'où il peut haranguer et bâtonner sa mule tout à son aise, et laisse ainsi une place de plus à ses pratiques. La mule est enjolivée d'autant de plumets, de pompons, de houppes, de franges et de grelots qu'il est possible d'en accrocher aux harnais d'un quadrupède quelconque. Un calessin contient ordinairement une manola et son amie, avec son manolo, sans préjudice d'une grappe de muchachos pendue à l'arrière-train. Tout cela va comme le vent dans un tourbillon de cris et de poussière. Il y a aussi des carrosses à quatre ou cinq mules dont on ne trouve plus les équivalents que dans les tableaux de Van der Meulen représentant les conquêtes et les chasses de Louis XIV. Tous les véhicules sont mis à contribution, car le grand genre parmi les manolas, qui sont les grisettes de Madrid, est d'aller en calessine à la plaza de Toros; elles mettent leur matelas en gage pour avoir de l'argent ce jour-là, et, sans être précisément vertueuses le reste de la semaine, elles le sont à coup sûr beaucoup moins le dimanche et le lundi. On voit aussi des gens de la campagne qui arrivent à cheval, la carabine à l'arçon de la selle; d'autres sur des ânes, seuls ou avec leurs femmes; tout cela sans compter les calèches des gens du grand monde, et une foule d'honnêtes citadins et de señoras en mantille qui se hâtent et pressent le pas; car voici le détachement de garde nationale à cheval qui s'avance, trompettes en tête, pour faire évacuer l'arène, et, pour rien au monde, on ne voudrait manquer l'évacuation de l'arène et la fuite précipitée de l'alguazil, quand il a jeté au garçon de combat la clef du toril où sont enfermés les gladiateurs à cornes. Le toril fait face au matadero, où l'on écorche les bêtes abattues. Les taureaux sont amenés de la veille et nuitamment dans un pré voisin de Madrid, que l'on nomme el arroyo, but de promenade pour les aficionados, promenade qui n'est pas sans quelque danger, car les taureaux sont en liberté, et leurs conducteurs ont fort à faire de les garder. Ensuite on les fait entrer dans l'encierro (l'étable du cirque), au moyen de vieux bœufs habitués à cette fonction et que l'on mêle au troupeau farouche.

      La plaza de Toros est située à main gauche en dehors de la porte d'Alcala qui, par parenthèse, est une assez belle porte, en manière d'arc de triomphe, avec des trophées et d'autres ornements héroïques; c'est un cirque énorme qui n'a rien de remarquable à l'extérieur et dont les murailles sont blanchies à la chaux; comme tout le monde a son billet pris d'avance, l'entrée s'effectue sans le moindre désordre. Chacun grimpe à sa place et s'asseoit suivant son numéro.

      Voici la disposition intérieure. Autour de l'arène, d'une grandeur vraiment romaine, règne une barrière circulaire en planches de six pieds de haut peinte en rouge sang de bœuf et garnie de chaque côté, à deux pieds de terre environ, d'un rebord en charpente, où les chulos et banderilleros posent le pied pour sauter de l'autre côté lorsqu'ils sont trop vivement pressés par le taureau. Cette barrière s'appelle las tablas. Elle est percée de quatre portes pour le service de la place, l'entrée des taureaux, l'enlèvement des cadavres, etc. Après cette barrière, il y en a une autre un peu plus élevée qui forme avec la première une espèce de couloir où se tiennent les chulos fatigués, le picador sobre-saliente (remplaçant), qui doit toujours être là tout habillé et tout caparaçonné au cas où son chef d'emploi serait blessé ou tué; le cachetero et quelques aficionados qui, à force de persévérance, parviennent, malgré les règlements, à se glisser dans ce bienheureux couloir dont les entrées sont aussi recherchées en Espagne que celles des coulisses de l'Opéra peuvent l'être à Paris.

      Comme il arrive souvent que le taureau exaspéré franchit la première barrière, la seconde est garnie en outre d'un réseau de cordes destinées à prévenir un autre élan; plusieurs charpentiers avec des haches et des marteaux se tiennent prêts à réparer les dommages qui peuvent en résulter pour les clôtures, en sorte que les accidents sont pour ainsi dire impossibles. Cependant l'on a vu des taureaux de muchas piernas (de beaucoup de jambes), comme on les appelle techniquement, franchir la seconde enceinte, comme en fait foi une gravure de la Tauromaquia de Goya, le célèbre auteur des Caprices, gravure qui représente la mort de l'alcade de Torrezon, misérablement embroché par un taureau sauteur.

      À partir de cette seconde enceinte commencent les gradins destinés aux spectateurs: ceux qui sont près des cordes s'appellent places de barrera, ceux du milieu tendido, et les autres qui sont adossés au premier rang de la grada cubierta, prennent le nom de tabloncillos. Ces gradins, qui rappellent ceux des amphithéâtres de Rome, sont en granit bleuâtre, et n'ont d'autre toiture que le ciel. Immédiatement après viennent les places couvertes, gradas cubiertas, qui se divisent ainsi: delantera, places de devant; centro, places du milieu; et tabloncillo, places adossées. Par-dessus, s'élèvent les loges appelées palcos et palcos por asientos, au nombre de cent dix. Ces loges sont très-grandes et peuvent contenir une vingtaine de personnes. Le palco por asientos offre cette différence avec le palco simple, qu'on y peut prendre une seule place, comme une stalle de balcon à l'Opéra. Les loges de la Reina Gobernadora y de la inocente Isabel sont décorées avec des draperies de soie et fermées par des rideaux. À côté se trouve la loge de l'ayuntamiento (municipalité), qui préside la place et doit résoudre les difficultés qui se présentent.

      Le cirque, ainsi distribué, contient douze mille spectateurs, tous assis à l'aise et voyant parfaitement, chose indispensable dans un spectacle purement oculaire. Cette immense enceinte est toujours pleine, et ceux qui ne peuvent se procurer des places de sombra (places à l'ombre) aiment encore mieux cuire tout vifs sur les gradins au soleil que de manquer une course. Il

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