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Les Dieux ont soif. Anatole France
Читать онлайн.Название Les Dieux ont soif
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Anatole France
Жанр История
Издательство Public Domain
Tout à coup une telle bouffée de puanteur ardente monta d'un égout, que plusieurs furent pris de nausées; une femme se trouva mal et fut remise évanouie à deux gardes nationaux qui la portèrent à quelques pas de là, sous une pompe. On se bouchait le nez; une rumeur grondait; des paroles s'échangeaient, pleines d'angoisse et d'épouvante. On se demandait si c'était quelque animal enterré là, ou bien un poison mis par malveillance, ou plutôt un massacré de Septembre, noble ou prêtre, oublié dans une cave du voisinage.
"On en a donc mis là?
–On en a mis partout!
–Ce doit être un de ceux du Châtelet. Le 2, j'en ai vu trois cents en tas sur le Pont au Change."
Les Parisiens craignaient la vengeance de ces ci-devant qui, morts, les empoisonnaient.
Évariste Gamelin vint prendre la queue: il avait voulu éviter à sa vieille mère les fatigues d'une longue station. Son voisin, le citoyen Brotteaux, l'accompagnait, calme, souriant, son Lucrèce dans la poche béante de sa redingote puce.
Le bon vieillard vanta cette scène comme une bambochade digne du pinceau d'un moderne Téniers.
"Ces portefaix et ces commères, dit-il, sont plus plaisants que les Grecs et les Romains si chers aujourd'hui à nos peintres. Pour moi, j'ai toujours goûté la manière flamande."
Ce qu'il ne rappelait point, par sagesse et bon goût, c'est qu'il avait possédé une galerie de tableaux hollandais que le seul cabinet de M. de Choiseul égalait pour le nombre et le choix des peintures.
"Il n'y a de beau que l'antique, répondit le peintre, et ce qui en est inspiré: mais je vous accorde que les bambochades de Téniers, de Steen ou d'Ostade valent mieux que les fanfreluches de Watteau, de Boucher ou de Van Loo: l'humanité y est enlaidie, mais non point avilie comme par un Baudouin ou un Fragonard."
Un aboyeur passa, criant:
"Le Bulletin du Tribunal révolutionnaire!… la liste des condamnés!
–Ce n'est point assez d'un tribunal révolutionnaire, dit Gamelin. Il en faut un dans chaque ville… Que dis-je? dans chaque commune, dans chaque canton. Il faut que tous les pères de famille, que tous les citoyens s'érigent en juges. Quand la nation se trouve sous le canon des ennemis et sous le poignard des traîtres, l'indulgence est parricide. Quoi! Lyon, Marseille, Bordeaux insurgées, la Corse révoltée, la Vendée en feu, Mayence et Valenciennes tombées au pouvoir de la coalition, la trahison dans les campagnes, dans les villes, dans les camps, la trahison siégeant sur les bancs de la Convention nationale, la trahison assise, une carte à la main, dans les conseils de guerre de nos généraux!.. Que la guillotine sauve la patrie!
–Je n'ai pas d'objection essentielle à faire contre la guillotine, répliqua le vieux Brotteaux. La nature, ma seule maîtresse et ma seule institutrice, ne m'avertit en effet d'aucune manière que la vie d'un homme ait quelque prix; elle enseigne au contraire, de toutes sortes de manières, qu'elle n'en a aucun. L'unique fin des êtres semble de devenir la pâture d'autres êtres destinés à la même fin. Le meurtre est de droit naturel: en conséquence la peine de mort est légitime, à la condition qu'on ne l'exerce ni par vertu ni par justice, mais par nécessité ou pour en tirer quelque profit. Cependant il faut que j'aie des instincts pervers, car je répugne à voir couler le sang, et c'est une dépravation que toute ma philosophie n'est pas encore parvenue à corriger.
–Les républicains, reprit Évariste, sont humains et sensibles. Il n'y a que les despotes qui soutiennent que la peine de mort est un attribut nécessaire de l'autorité. Le peuple souverain l'abolira un jour. Robespierre l'a combattue, et avec lui tous les patriotes; la loi qui la supprime ne saurait être trop tôt promulguée. Mais elle ne devra être appliquée que lorsque le dernier ennemi de la République aura péri sous le glaive de la loi."
Gamelin et Brotteaux avaient maintenant derrière eux des retardataires, et parmi ceux-là plusieurs femmes de la section; entre autres une belle grande tricoteuse, en fanchon et en sabots, portant un sabre en bandoulière, une jolie fille blonde, ébouriffée, dont le fichu était très chiffonné, et une jeune mère qui, maigre et pâle, donnait le sein à un enfant malingre.
L'enfant, qui ne trouvait plus de lait, criait, mais ses cris étaient faibles et les sanglots l'étouffaient. Pitoyablement petit, le teint blême et brouillé, les yeux enflammés, sa mère le contemplait avec une sollicitude douloureuse.
"Il est bien jeune, dit Gamelin en se retournant vers le malheureux nourrisson, qui gémissait contre son dos, dans la presse étouffante des derniers arrivés.
–Il a six mois, le pauvre amour!.. Son père est à l'armée: il est de ceux qui ont repoussé les Autrichiens à Condé. Il se nomme Dumonteil (Michel), commis drapier de son état. Il s'est enrôlé, dans un théâtre qu'on avait dressé devant l'hôtel de ville. Le pauvre ami voulait défendre sa patrie et voir du pays… Il m'écrit de prendre patience. Mais comment voulez-vous que je nourrisse Paul… (c'est Paul qu'il se nomme)… puisque je ne peux pas me nourrir moi-même?
–Ah! s'écria la jolie fille blonde, nous en avons encore pour une heure, et il faudra, ce soir, recommencer la même cérémonie à la porte de l'épicière. On risque la mort pour avoir trois œufs et un quarteron de beurre.
–Du beurre, soupira la citoyenne Dumonteil, voilà trois mois que je n'en ai vu!"
Et le chœur des femmes se lamenta sur la rareté et la cherté des vivres, jeta des malédictions aux émigrés et voua à la guillotine les commissaires de sections qui donnaient à des femmes dévergondées, au prix de honteuses faveurs, des poulardes et des pains de quatre livres. On sema des histoires alarmantes de bœufs noyés dans la Seine, de sacs de farine vidés dans les égouts, de pains jetés dans les latrines… C'étaient les affameurs royalistes, rolandins, brissotins, qui poursuivaient l'extermination du peuple de Paris.
Tout à coup la jolie fille blonde, au fichu chiffonné, poussa des cris comme si elle avait le feu à ses jupes, qu'elle secouait violemment et dont elle retournait les poches, proclamant qu'on lui avait volé sa bourse.
Au bruit de ce larcin, une grande indignation souleva ce menu peuple, qui avait pillé les hôtels du faubourg Saint-Germain et envahi les Tuileries sans rien emporter, artisans et ménagères, qui eussent de bon cœur brûlé le château de Versailles, mais se fussent crus déshonorés s'ils y avaient dérobé une épingle. Les jeunes libertins risquèrent sur la mésaventure de la belle enfant quelques méchantes plaisanteries, aussitôt étouffées sous la rumeur publique. On parlait déjà de pendre le voleur à la lanterne. On entamait une enquête tumultueuse et partiale. La grande tricoteuse, montrant du doigt un vieillard soupçonné d'être un moine défroqué, jurait que c'était "le capucin" qui avait fait le coup. La foule, aussitôt persuadée, poussa des cris de mort.
Le vieillard si vivement dénoncé à la vindicte publique se tenait fort modestement devant le citoyen Brotteaux. Il avait toute l'apparence, à vrai dire, d'un ci-devant religieux. Son air était assez vénérable, bien qu'altéré par le trouble que causaient à ce pauvre homme les violences de la foule et le souvenir encore vif des journées de Septembre. La crainte qui se peignait sur son visage le rendait suspect au populaire, qui croit volontiers que seuls les coupables ont peur de ses jugements, comme si la précipitation inconsidérée avec laquelle il les rend ne devait pas effrayer jusqu'aux plus innocents.
Brotteaux s'était donné pour loi de ne jamais contrarier le sentiment populaire, surtout quand il se montrait absurde et féroce, "parce qu'alors, disait-il, la voix du peuple était la voix de Dieu". Mais Brotteaux était inconséquent: il déclara que cet homme, qu'il fût capucin ou ne le fût point, n'avait pu dérober la citoyenne, dont il ne s'était pas approché un seul moment.
La foule conclut que celui qui défendait le voleur était son complice, et l'on parlait maintenant de traiter avec rigueur les deux malfaiteurs, et, quand Gamelin se porta garant de Brotteaux, les plus sages parlèrent de l'envoyer avec les deux autres à la section.
Mais la jolie fille s'écria tout à coup joyeusement qu'elle avait retrouvé sa bourse. Aussitôt elle fut couverte de huées et menacée d'être