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doigts de Mme Reed étaient demeurés immobiles, ses yeux de glace continuaient à me fixer froidement.

      «Qu'avez-vous encore à me dire?» me demanda-t-elle d'un ton qu'on aurait plutôt employé avec une femme qu'avec une enfant.

      Ce regard, cette voix, réveillèrent toutes mes antipathies. Émue, aiguillonnée par une invincible irritation, je continuai:

      «Je suis heureuse que vous ne soyez pas une de mes parentes, je ne vous appellerai plus jamais ma tante; je ne viendrai jamais vous voir lorsque je serai grande, et quand quelqu'un me demandera si je vous aime et comment vous me traitiez, je lui dirai que votre souvenir seul me fait mal, et que vous avez été cruelle pour moi.

      – Comment oseriez-vous affirmer de semblables choses, Jane?

      – Comment je l'oserai, madame Reed? Je l'oserai, parce que c'est la vérité. Vous croyez que je ne sens pas et que je puis vivre sans que personne m'aime, sans qu'on soit bon pour moi; mais non, et vous n'avez pas eu pitié de moi; je me rappellerai toujours avec quelle dureté vous m'avez repoussée dans la chambre rouge, quel regard vous m'avez jeté, alors que j'étais à l'agonie. Et pourtant, oppressée par la souffrance, je vous avais crié: «Ma tante ayez pitié de moi!» Et cette punition, vous me l'aviez infligée parce que j'avais été frappée, jetée à terre par votre misérable fils. Je dirai l'exacte vérité à tous ceux qui me questionneront. On croit que vous êtes bonne; mais votre coeur est dur et vous êtes dissimulée.»

      Quand j'eus cessé de parler, le plus étrange sentiment de triomphe que j'aie jamais éprouvé s'était emparé de mon âme. Je crus qu'une chaîne invisible s'était brisée et que je venais de conquérir une liberté inespérée.

      Je pouvais le croire en effet, car Mme Reed semblait effrayée; son ouvrage avait glissé de ses genoux, elle levait les mains, paraissait agitée, et à sa figure contractée on eût dit qu'elle allait pleurer.

      «Jane, me dit-elle, vous vous trompez. Qu'avez-vous? pourquoi tremblez-vous si fort Voulez-vous boire un peu d'eau?

      – Non, madame Reed.

      – Souhaitez-vous quelque autre chose, Jane? Je vous assure que je désire être votre amie.

      – Non; vous prétendiez tout à l'heure, devant M. Brockelhurst, que j'avais un mauvais caractère et que j'étais une menteuse; mais tout le monde saura votre conduite à Lowood.

      – Jane, ce sont là des choses que vous ne comprenez pas; il faut bien corriger les enfants de leurs défauts.

      – Le mensonge n'est pas mon défaut, m'écriai-je d'une voix sauvage.

      – Avouez, Jane, que vous êtes en colère, et maintenant retournez dans votre chambre, ma chère enfant, et couchez-vous un peu.

      – Je ne suis pas votre chère enfant, et ne puis pas me coucher. Envoyez-moi en pension aussitôt que vous le pourrez, madame Reed, car je déteste cette maison.

      – Oh! oui, je t'y enverrai aussitôt que possible,» murmura Mme Reed en ramassant son ouvrage; puis elle quitta vivement la chambre.

      On m'avait laissée seule, maîtresse du terrain; c'était ma plus rude bataille, ma première victoire: je restai un moment à la place où s'était assis M. Brockelhurst, jouissant de ma solitude conquise. D'abord je me souris à moi-même, et je sentis mon être se dilater; mais ce farouche plaisir cessa aussi vite que les battements accélérés de mon pouls: un enfant ne peut pas discuter avec ses supérieurs ainsi que je l'avais fait, il ne peut pas donner un libre cours à ses sentiments de rage, sans éprouver ensuite les douleurs du remords et la glace du repentir. Quand j'avais accusé et menacé Mme Reed, mon esprit flamboyait comme un tas de bruyères embrasées; mais de même que celles-ci, après avoir été enflammées, ne laissent plus que cendres, mon âme se trouva anéantie, lorsque, après une demi-heure de silence et de réflexion, je reconnus la folie de ma conduite, et la tristesse d'une position où j'étais haïe autant que je haïssais.

      J'avais goûté la vengeance pour la première fois; comme les vins épicés, elle me sembla agréable, chaude et vivifiante; mais l'arrière-goût métallique et brûlant me laissa la sensation d'un empoisonnement. Alors je serais allée de bon coeur demander pardon à Mme Reed; mais je savais par l'expérience et par l'instinct que je l'aurais ainsi rendue plus ennemie et que j'aurais excité les violents entraînements de ma nature.

      Le moins que je pusse montrer, c'était l'emportement dans mes paroles; le moins que je pusse sentir, c'était une sombre indignation. Je pris un volume de contes arabes, en m'efforçant de lire; mais je ne compris rien: ma pensée flottante ne pouvait se fixer sur moi-même, ni sur ces pages que j'avais trouvées jadis si séduisantes. J'ouvris la porte vitrée de la salle à manger: le bosquet était silencieux; une gelée que n'avait brisée ni le soleil ni le vent, couvrait la terre. Je me servis de ma robe pour envelopper ma tête et mes bras, et j'allai me promener dans une partie du parc tout à fait séparée du reste.

      Mais je ne trouvai plus aucun plaisir sous ces arbres silencieux, parmi ces pommes de pins, dernières dépouilles de l'automne dont le sol était couvert, au milieu de ces feuilles mortes amoncelées par le vent et roidies par les glaces; je m'appuyai contra la grille, et je regardai un champ vide où les troupeaux ne paissaient plus, et où l'herbe avait été tondue par l'hiver et revêtue de blanc. C'était un jour bien sombre, un ciel bien obscur, tout chargé de neige. Par intervalles, des flocons de glace tombaient sans se fondre sur le sentier durci et dans le clos couvert de givre. J'étais triste et malheureuse, et je murmurais tout bas: «Que faire, que faire?»

      J'entendis tout à coup une voix claire me crier:

      «Mademoiselle Jane, où êtes-vous? venez déjeuner.»

      C'était Bessie, je le savais, et je ne répondis rien; mais bientôt le bruit léger de ses pas arriva jusqu'à moi. Elle traversait le sentier et se dirigeait de mon côté.

      «Méchante petite fille, me dit-elle, pourquoi ne venez-vous pas quand on vous appelle?»

      La présence de Bessie me sembla encore plus douce que les pensées dont j'étais accablée, bien que, selon son habitude, elle fût un peu de mauvaise humeur. Le fait est qu'après ma lutte avec Mme Reed et ma victoire sur elle, la colère passagère d'une servante me touchait peu, et j'étais prête à venir me réchauffer à la lumière de son jeune coeur.

      Je jetai donc mes deux bras autour de son cou, en lui disant:

      «Venez, Bessie, ne grondez plus.»

      Je ne m'étais jamais montrée si ouverte, si peu craintive; cette manière d'être plut à Bessie.

      «Vous êtes une étrange enfant, mademoiselle Jane, me dit-elle en me regardant; une petite créature vagabonde, aimant la solitude. Vous allez en pension, n'est-ce pas?»

      Je fis un signe affirmatif.

      «Et n'êtes-vous pas triste de quitter la pauvre Bessie?

      – Que suis-je pour Bessie? elle me gronde toujours.

      – C'est qu'aussi vous vous montrez bizarre, timide, effarouchée.

      Si vous étiez un peu plus hardie…

      – Oui, pour recevoir encore plus de coups.

      – Sottise! Mais du reste il est certain que vous n'êtes pas bien traitée; ma mère, lorsqu'elle vint me voir la semaine dernière, me dit que pour rien au monde elle ne voudrait voir un de ses enfants à votre place. Mais venez, j'ai une bonne nouvelle pour vous.

      – Je ne le pense pas, Bessie.

      – Enfant, que voulez-vous dire? Pourquoi fixer sur moi un regard si triste? Eh bien! vous saurez que monsieur, madame et mesdemoiselles sont allés prendre le thé chez une de leurs connaissances; quant à vous, vous le prendrez avec moi; je demanderai à la cuisinière de vous faire un petit gâteau, et ensuite vous m'aiderez à visiter vos tiroirs, parce qu'il faudra bientôt que je fasse votre malle. Madame veut que vous quittiez Gateshead dans un jour ou deux; vous choisirez ceux de vos vêtements que vous voulez emporter.

      – Bessie, dis-je, promettez-moi de ne plus me gronder jusqu'à

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