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Jacques le fataliste et son maître. Dénis Diderot
Читать онлайн.Название Jacques le fataliste et son maître
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Dénis Diderot
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Il y a beaucoup de choses à dire là-dessus…
Mon capitaine croyait que la prudence est une supposition, dans laquelle l'expérience nous autorise à regarder les circonstances où nous nous trouvons comme causes de certains effets à espérer ou à craindre pour l'avenir.
Et tu entendais quelque chose à cela?
Assurément, peu à peu je m'étais fait à sa langue. Mais, disait-il, qui peut se vanter d'avoir assez d'expérience? Celui qui s'est flatté d'en être le mieux pourvu, n'a-t-il jamais été dupe? Et puis, y a-t-il un homme capable d'apprécier juste les circonstances où il se trouve? Le calcul qui se fait dans nos têtes, et celui qui est arrêté sur le registre d'en haut, sont deux calculs bien différents. Est-ce nous qui menons le destin, ou bien est-ce le destin qui nous mène? Combien de projets sagement concertés ont manqué, et combien manqueront! Combien de projets insensés ont réussi, et combien réussiront! C'est ce que mon capitaine me répétait, après la prise de Berg-op-Zoom et celle du Port-Mahon; et il ajoutait que la prudence ne nous assurait point un bon succès, mais qu'elle nous consolait et nous excusait d'un mauvais: aussi dormait-il la veille d'une action sous sa tente comme dans sa garnison, et allait-il au feu comme au bal. C'est bien de lui que vous vous seriez écrié: «Quel diable d'homme!..»
Comme ils en étaient là, ils entendirent à quelque distance derrière eux du bruit et des cris; ils retournèrent la tête, et virent une troupe d'hommes armés de gaules et de fourches qui s'avançaient vers eux à toutes jambes. Vous allez croire que c'étaient les gens de l'auberge, leurs valets et les brigands dont nous avons parlé. Vous allez croire que le matin on avait enfoncé leur porte faute de clefs, et que ces brigands s'étaient imaginé que nos deux voyageurs avaient décampé avec leurs dépouilles. Jacques le crut, et il disait entre ses dents: «Maudites soient les clefs et la fantaisie ou la raison qui me les fit emporter! Maudite soit la prudence! etc., etc.» Vous allez croire que cette petite armée tombera sur Jacques et son maître, qu'il y aura une action sanglante, des coups de bâton donnés, des coups de pistolet tirés; et il ne tiendrait qu'à moi que tout cela n'arrivât; mais adieu la vérité de l'histoire, adieu le récit des amours de Jacques. Nos deux voyageurs n'étaient point suivis: j'ignore ce qui se passa dans l'auberge après leur départ. Ils continuèrent leur route, allant toujours sans savoir où ils allaient, quoiqu'ils sussent à peu près où ils voulaient aller; trompant l'ennui et la fatigue par le silence et le bavardage, comme c'est l'usage de ceux qui marchent, et quelquefois de ceux qui sont assis.
Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu'un romancier ne manquerait pas d'employer. Celui qui prendrait ce que j'écris pour la vérité, serait peut-être moins dans l'erreur que celui qui le prendrait pour une fable.
Cette fois-ci ce fut le maître qui parla le premier et qui débuta par le refrain accoutumé: Eh bien! Jacques, l'histoire de tes amours?
Je ne sais où j'en étais. J'ai été si souvent interrompu, que je ferais tout aussi bien de recommencer.
Non, non. Revenu de ta défaillance à la porte de la chaumière, tu te trouvas dans un lit, entouré des gens qui l'habitaient.
Fort bien! La chose la plus pressée était d'avoir un chirurgien, et il n'y en avait pas à plus d'une lieue à la ronde. Le bonhomme fit monter à cheval un de ses enfants, et l'envoya au lieu le moins éloigné. Cependant la bonne femme avait fait chauffer du gros vin, déchiré une vieille chemise de son mari; et mon genou fut étuvé, couvert de compresses et enveloppé de linges. On mit quelques morceaux de sucre enlevés aux fourmis, dans une portion du vin qui avait servi à mon pansement, et je l'avalai; ensuite on m'exhorta à prendre patience. Il était tard; ces gens se mirent à table et soupèrent. Voilà le souper fini. Cependant l'enfant ne revenait pas, et point de chirurgien. Le père prit de l'humeur. C'était un homme naturellement chagrin; il boudait sa femme, il ne trouvait rien à son gré. Il envoya durement coucher ses autres enfants. Sa femme s'assit sur un banc et prit sa quenouille. Lui, allait et venait; et en allant et venant, il lui cherchait querelle sur tout. «Si tu avais été au moulin comme je te l'avais dit…» et il achevait la phrase en hochant de la tête du côté de mon lit.
«On ira demain.
– C'est aujourd'hui qu'il fallait y aller, comme je te l'avais dit… Et ces restes de paille qui sont encore sur la grange, qu'attends-tu pour les relever?
– On les relèvera demain.
– Ce que nous en avons tire à sa fin; et tu aurais beaucoup mieux fait de les relever aujourd'hui, comme je te l'avais dit… Et ce tas d'orge qui se gâte sur le grenier, je gage que tu n'as pas songé à le remuer.
– Les enfants l'ont fait.
– Il fallait le faire toi-même. Si tu avais été sur ton grenier, tu n'aurais pas été à la porte…»
Cependant il arriva un chirurgien, puis un second, puis un troisième, avec le petit garçon de la chaumière.
Te voilà en chirurgiens comme saint Roch en chapeaux11.
Le premier était absent, lorsque le petit garçon était arrivé chez lui; mais sa femme avait fait avertir le second, et le troisième avait accompagné le petit garçon. «Eh! bonsoir, compères; vous voilà?» dit le premier aux deux autres… Ils avaient fait le plus de diligence possible, ils avaient chaud, ils étaient altérés. Ils s'asseyent autour de la table dont la nappe n'était pas encore ôtée. La femme descend à la cave, et en remonte avec une bouteille. Le mari grommelait entre ses dents: «Eh! que diable faisait-elle à sa porte?» On boit, on parle des maladies du canton; on entame l'énumération de ses pratiques. Je me plains; on me dit: «Dans un moment nous serons à vous.» Après cette bouteille, on en demande une seconde, à compte sur mon traitement; puis une troisième, une quatrième, toujours à compte sur mon traitement; et à chaque bouteille, le mari revenait à sa première exclamation: «Eh! que diable faisait-elle à sa porte?»
Quel parti un autre n'aurait-il pas tiré de ces trois chirurgiens, de leur conversation à la quatrième bouteille, de la multitude de leurs cures merveilleuses, de l'impatience de Jacques, de la mauvaise humeur de l'hôte, des propos de nos Esculapes de campagne autour du genou de Jacques, de leurs différents avis, l'un prétendant que Jacques était mort si l'on ne se hâtait de lui couper la jambe, l'autre qu'il fallait extraire la balle et la portion du vêtement qui l'avait suivie, et conserver la jambe à ce pauvre diable. Cependant on aurait vu Jacques assis sur son lit, regardant sa jambe en pitié, et lui faisant ses derniers adieux, comme on vit un de nos généraux entre Dufouart12 et Louis13. Le troisième chirurgien aurait gobe-mouché jusqu'à ce que la querelle se fût élevée entre eux, et que des invectives on en fût venu aux gestes.
Je vous fais grâce de toutes ces choses, que vous trouverez dans les romans, dans la comédie ancienne et dans la société. Lorsque j'entendis l'hôte s'écrier de sa femme: «que diable faisait-elle à sa porte!» je me rappelai l'Harpagon de Molière14, lorsqu'il dit de son fils: Qu'allait-il faire dans cette galère? Et je conçus qu'il ne s'agissait pas seulement d'être vrai, mais qu'il fallait encore être plaisant; et que c'était la raison pour laquelle on dirait à jamais: Qu'allait-il faire dans cette galère? et que le mot de mon paysan, Que faisait-elle à sa porte? ne passerait pas en proverbe.
Jacques n'en usa pas envers son maître avec la même réserve que je garde avec vous; il n'omit pas la moindre circonstance, au hasard de l'endormir une seconde fois. Si ce ne fut pas le plus habile, ce fut au moins le plus vigoureux des trois chirurgiens qui resta maître du patient.
N'allez-vous pas, me direz-vous, tirer des bistouris à nos yeux, couper des chairs, faire couler du sang, et nous montrer une opération chirurgicale?
11
On lit dans toutes les éditions:
12
Dufouart (Pierre), célèbre chirurgien, mort à Sceaux le 21 octobre 1813, à l'âge de soixante-dix-huit ans. On a de lui:
13
Louis (Antoine), chirurgien, secrétaire de l'Académie de Paris, né à Metz le 13 février 1723, mort à Paris en 1792. C'est lui qui fut chargé de la partie chirurgicale de l'
14
Ce n'est point l'Harpagon de