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tous les numéros du dernier mois écoulé. Quelques jours après, the Globe and Traveller arrivait à Mugron; on pouvait lire le discours de R. Peel en anglais; les mots malencontreux comme la France n'y étaient pas, ils n'avaient jamais été prononcés.

      Mais la lecture du Globe fit faire à Bastiat une découverte bien autrement importante. Ce n'était pas seulement en traduisant mal que la presse française égarait l'opinion, c'était surtout en ne traduisant pas. Une immense agitation se propageait sur toute l'Angleterre, et personne n'en parlait chez nous. La ligue pour la liberté du commerce faisait trembler sur sa base la vieille législation. Pendant deux ans, Bastiat put suivre avec admiration la marche et les progrès de ce beau mouvement; et l'idée de faire connaître et peut-être imiter en France cette magnifique réforme vint le mordre au cœur vaguement. C'est sous cette impression qu'il se décida à envoyer au Journal des Économistes son premier article: Sur l'influence des tarifs anglais et français. L'article parut en octobre 1844. L'impression en fut profonde dans le petit monde économiste; les compliments et les encouragements arrivèrent en foule de Paris à Mugron. La glace était rompue. Tout en faisant paraître des articles dans les journaux, et surtout cette charmante première série des Sophismes économiques, Bastiat commence à écrire l'histoire de la Ligue anglaise, et pour avoir quelques renseignements qui lui manquent, se met en rapport avec R. Cobden.

      Au mois de mai 1845, il vient à Paris pour faire imprimer son livre de Cobden, – qui lui valut neuf mois plus tard le titre de membre correspondant de l'Institut. On l'accueille à bras ouverts, on veut qu'il dirige le Journal des Économistes, on lui trouvera une chaire d'économie politique, on se serre autour de cet homme étrange qui semble porter au milieu du groupe un peu hésitant des économistes le feu communicatif de ses hardies convictions. De Paris, Bastiat passe en Angleterre, serre la main à Cobden et aux chefs des Ligueurs, puis il va se réfugier à Mugron. Comme ces grands oiseaux qui essayent deux ou trois fois leurs ailes avant de se lancer dans l'espace, Bastiat revenait s'abattre encore une fois dans ce nid tranquille de ses pensées; et déjà trop bien averti des agitations et des luttes qui allaient envahir sa vie livrée désormais à tous les vents, donner un dernier baiser d'adieu à son bonheur passé, à son repos, à sa liberté perdue. Il n'était pas homme à se griser du bruit subit fait autour de son nom, il se débattait contre les entraînements de l'action extérieure, il eût voulu rester dans sa retraite, – ses lettres le prouvent à chaque page. Vaine résistance à la destinée! L'épée était sortie du fourreau pour n'y plus rentrer.

      Au mois de février 1846, l'étincelle part de Bordeaux. Bastiat y organise l'association pour la liberté des échanges. De là il va à Paris, où s'agitaient, sans parvenir à se constituer, les éléments d'un noyau puissant par le nom, le rang et la fortune de ses principaux membres. Bastiat se trouve en face d'obstacles sans nombre. «Je perds tout mon temps, l'association marche à pas de tortue,» écrivait-il à M. Coudroy. À Cobden: «Je souffre de ma pauvreté; si, au lieu de courir de l'un à l'autre à pied, crotté jusqu'au dos, pour n'en rencontrer qu'un ou deux par jour et n'obtenir que des réponses évasives ou dilatoires, je pouvais les réunir à ma table, dans un riche salon, que de difficultés seraient levées! Ah! ce n'est ni la tête ni le cœur qui me manquent; mais je sens que cette superbe Babylone n'est pas ma place et qu'il faut que je me hâte de rentrer dans ma solitude…» Rien n'était plus original en effet que l'extérieur du nouvel agitateur. «Il n'avait pas eu encore le temps de prendre un tailleur et un chapelier parisiens, raconte M. de Molinari, – d'ailleurs il y songeait bien en vérité! Avec ses cheveux longs et son petit chapeau, son ample redingote et son parapluie de famille, on l'aurait pris volontiers pour un bon paysan en train de visiter les merveilles de la capitale. Mais la physionomie de ce campagnard était malicieuse et spirituelle, son grand œil noir était lumineux, et son front taillé carrément portait l'empreinte de la pensée.» Sancta simplicitas! Qu'on ne s'y trompe pas, du reste: il n'y a rien d'actif comme ces solitaires lancés au milieu du grand monde, rien d'intrépide comme ces natures repliées et délicates, une fois qu'elles ont mis le respect humain sous leurs pieds, rien d'irrésistible comme ces timidités devenues effrontées à force de conviction.

      Mais quelle entreprise pour un homme qui tombe du fond des Landes sur le pavé inconnu de Paris! Il fallait voir les journalistes, parler aux ministres, réunir les commerçants, obtenir des autorisations de s'assembler, faire et défaire des manifestes, composer et décomposer des bureaux, encourager les noms marquants, contenir l'ardeur des recrues plus obscures, quêter des souscriptions… Tout cela à travers les discussions intérieures des voies et moyens, les divergences d'opinions, les froissements des amours-propres. Bastiat est à tout: sous cette impulsion communicative, le mouvement prend peu à peu un corps et l'opinion s'ébranle à Paris. La Commission centrale s'organise, il en est le secrétaire; on fonde un journal hebdomadaire, il le dirige; il parle dans les meetings, il se met en rapport avec les étudiants et les ouvriers, il correspond avec les associations naissantes des grandes villes de la province, il va faire des tournées et des discours à Lyon, à Marseille, au Havre, etc.; il ouvre, salle Taranne, un cours à la jeunesse des écoles; et il ne cesse pas d'écrire pour cela: «Il donnait à la fois, dit un de ses collaborateurs, M. de Molinari, des lettres, des articles de polémique et des variétés à trois journaux, sans compter des travaux plus sérieux pour le Journal des Économistes. Voyait-il le matin poindre un sophisme protectionniste dans un journal un peu accrédité, aussitôt il prenait la plume, démolissait le sophisme avant même d'avoir songé à déjeuner, et notre langue comptait un petit chef-d'œuvre de plus.» Il faut voir dans les lettres de Bastiat le complément de ce tableau: les tiraillements intérieurs, les découragements, les soucis de famille ou la maladie qui viennent tout interrompre, les menées électorales, la froideur ou l'hostilité soldée de la presse, les calomnies qui vont l'assaillir jusque dans ses foyers. On lui écrit de Mugron «qu'on n'ose plus parler de lui qu'en famille, tant l'esprit public y est monté contre leur entreprise…» Hélas! qu'étaient devenus les lectures avec l'ami Coudroy et les bons mots gascons du petit cercle!

      Nous n'avons pas à apprécier ici le mérite ou les fautes des tentatives libre-échangistes de 1846-47. Personne ne peut dire ce que fût devenu ce mouvement, s'il n'eût été brusquement arrêté par la révolution de 1848. Depuis ce moment-là, l'idée a fait à petit bruit son chemin dans l'opinion qu'elle a de plus en plus pénétrée. Et quand est arrivé le Traité avec l'Angleterre, il a trouvé le terrain débarrassé des fausses théories, et les esprits tout prêts pour la pratique. Cette initiation, il faut le dire, manquait totalement alors: aussi, à l'exception de quelques villes de grand commerce, l'agitation ne s'est guère exercée que dans un milieu restreint d'écrivains et de journalistes. Les populations vinicoles, si nombreuses en France et si directement intéressées à la liberté des échanges, ne s'en sont même pas occupées. Bastiat, du reste, ne s'est jamais abusé sur le succès immédiat; il ne voyait ni les masses préparées, ni même les instigateurs du mouvement assez solidement ancrés sur les principes. Il comptait «sur l'agitation même pour éclairer ceux qui la faisaient.» Il déclarait à Cobden qu'il aimait mieux «l'esprit du libre-échange que le libre-échange lui-même.» Et c'est pour cela que tout en se plaignant un peu d'être «garrotté dans une spécialité,» il avait toujours soin, en réalité, d'élargir les discussions spéciales, de les rattacher aux grands principes, d'accoutumer ses collègues à faire de la doctrine, et d'en faire lui-même à tout propos – comme il est facile de le voir dans les deux séries des sophismes économiques et dans les articles où il commençait déjà à discuter les systèmes socialistes.

      En cela Bastiat ne s'est pas trompé. Il a rendu un immense service à notre génération, qui s'amusait à écouter les utopies de toute espèce comme une innocente diversion aux romans-feuilletons. Il a accoutumé le public à entendre traiter sérieusement les questions sérieuses; il a réuni autour d'un drapeau, exercé par une lutte de tous les jours, excité par son exemple, dirigé par ses conseils et sa vive conversation une phalange jeune et vigoureuse d'économistes, qui s'est trouvée à son poste de combat et sous les armes, aussitôt que la révolution de Février a déchaîné l'arrière-ban du socialisme. Quand le mouvement du libre-échange n'aurait servi qu'à cela, il me semble que les hommes qui, à différents titres, l'ont provoqué et soutenu

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