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laissez-moi parler; vous jugerez ensuite et ferez ce que la raison commandera.

      «Si la France a de tout temps été, comme on le répète encore, assez riche pour payer sa gloire, elle ne l'était pas moins pour payer sa défaite.

      «Elle a soldé sans récriminer les milliards conquis et n'eût conservé des jours sombres de l'année maudite qu'un souvenir dont l'amertume se fût bientôt atténuée, si on ne lui eût imposé une atroce mutilation.

      «Vous, Anglais, vous, Russes, lui avez-vous tenu rancune de ses victoires et vous a-t-elle haïs pour ses défaites?

      «Jamais! Car si elle a été magnanime aux jours de succès, vous lui avez épargné, après ses revers, la suprême honte et l'affreuse douleur du démembrement.

      «Et vous semblez étonnés, vous, Allemands, si après avoir si cruellement pesé sur elle de tout le poids de vos victoires, elle conserve un souvenir amer de sa mutilation!

      «En présence de ce lambeau de sa chair brutalement arraché, devant cette plaie incurable qui saigne toujours à son flanc, vous vous dites: «C'est extraordinaire! on ne nous aime pas en France, et on pense toujours à la revanche…»

      «Mettez-vous à ma place, vous, monsieur Pregel, que je regarde comme un patriote, et dites-moi ce que vous penseriez de nous, si nous acceptions de gaîté de cœur cette clause lugubre imposée par vos plénipotentiaires.

      «Ne demandez donc pas notre amitié, parce que cette amitié serait absurde; ne demandez pas davantage l'oubli, parce que cet oubli serait monstrueux.

      «Et surtout, ne trouvez pas étrange si l'on se recueille là-bas, à l'occident des Vosges.

      «Aussi, avant de songer au superflu, nous devons préparer le nécessaire. Ce superflu, c'est pour nous cette gloire que procurent les expéditions périlleuses dont nous nous abstenons, au grand regret de votre compatriote meinherr Ebermann; le nécessaire, c'est le souci de notre sécurité.

      «En ces temps de triple alliance, où le vieux dicton: si vis pacem para bellum transforme l'Europe en un formidable camp retranché, notre défense nationale a besoin de tous ses moyens. Elle exige qu'aucune unité, même la plus infime, ne soit distraite au profit d'une œuvre étrangère à notre régénération.

      «Nous restons chez nous, monsieur! Et jusqu'à nouvel ordre, notre pôle Nord, c'est l'Alsace-Lorraine.

      – Bravo! s'écrie le Russe enthousiasmé, bravo! mon vaillant Français.

      – Mon cher d'Ambrieux, dit à son tour sir Arthur Leslie, vous parlez en gentleman et en patriote.

      «Croyez à ma vive sympathie et à ma profonde estime.»

      Pregel, ne trouvant rien à répondre, s'inclina courtoisement.

      «Cependant, continua d'Ambrieux de sa voix vibrante, ce que notre gouvernement, sollicité par de si graves intérêts, ne peut pas, ne doit pas entreprendre, un simple particulier aurait peut-être la faculté de le tenter.

      «Somme toute, il n'y a pas, que je sache, péril en la demeure, et en cas de conflit immédiat, ce ne serait toujours qu'un volontaire de moins.

      «Monsieur Pregel, voulez-vous accepter un défi?

      – Monsieur d'Ambrieux, répondit l'Allemand, sans entrer dans des considérations d'ordre purement sentimental que j'admets et respecte chez vos concitoyens, j'accepte votre défi, à la condition toutefois qu'il ne doive susciter aucun incident capable de mettre aux prises nos gouvernements.

      – Je l'entends bien ainsi.

      «Je possède une fortune considérable… Vous aussi, peut-être.

      «Du reste, peu importe!

      «Vous pourrez, en invoquant le précédent de la Germania et de la Hansa, trouver un appui que ne vous refuseront pas vos compatriotes, surtout quand ils sauront qu'il s'agit de répondre au défi d'un Français.

      – Que voulez-vous dire?

      – Que je veux équiper à mes frais un navire et le conduire là-bas, sur la route du Pôle.

      «… Je vous propose d'en faire autant, et d'accepter un rendez-vous, au milieu de l'Enfer de Glace.

      «Au lieu de faire, comme à la National Gallery, de la géographie en chambre, nous nous élancerons, à travers l'inconnu, cherchant à devancer ceux qui nous ont précédés sur la voie douloureuse, et luttant à armes égales chacun pour la gloire de notre patrie.

      «Acceptez-vous?

      – J'accepte, monsieur, répondit gravement Pregel sans hésiter.

      «Votre proposition est trop belle pour que j'en décline le périlleux honneur, et ce ne sera pas de ma faute, je vous le jure, si là-bas le drapeau allemand ne s'avance pas plus loin que le pavillon français.

      – Plus la lutte sera vive, plus l'honneur sera grand pour le vainqueur et je vous assure que, de mon côté, je ferai tout au monde pour assurer le triomphe de l'étendard aux trois couleurs.

      – Monsieur, vous avez ma parole.

      – Je vous engage la mienne.

      – Quand voulez-vous partir?

      – Mais, de suite, si vous ne voyez nul inconvénient à ce départ précipité.

      – Aucun.

      – Eh bien! messieurs, au revoir.

      «Merci de votre aimable hospitalité, sir Arthur Leslie.

      «Merci à vous, mon cher Sériakoff, d'avoir provoqué cet incident.

      – Et vous m'emmenez, hein! d'Ambrieux?..

      «En ma qualité de Russe, je suis un peu parent de la banquise.

      – Impossible, à mon grand regret, cher ami.

      «L'expédition doit être exclusivement française.

      – Allons, tant pis!

      «J'eusse été pourtant bien heureux de vous accompagner, et de contribuer, dans la limite de mes moyens, à la victoire que je vous souhaite de tout cœur au pavillon français.

      – Encore une fois, messieurs, au revoir, termina d'Ambrieux en prenant congé.

      «Nous sommes en mai et le temps presse.

      – Celui-là, messieurs, ira loin! dit sir Arthur Leslie quand d'Ambrieux fut sorti.

      – Et il ne sera pas seul!» riposta Pregel en se retirant à son tour.

      II

      Avant l'appareillage. – Le capitaine d'Ambrieux. – Pour la patrie! – Un brave. – Descendant des Gaulois. – Construction de la Gallia. – Equipement d'un navire. – Matériel que comporte une expédition polaire. – Soins minutieux donnés à l'approvisionnement et à l'habillement. – Equipage bigarré mais irréprochable. – Tous Français. – Instant solennel. – Départ.

«Le Havre, 1er mai 1887.

      «Mes chers parents,

      «Si je mets la main à la plume, c'est pour vous annoncer que nous appareillons aujourd'hui, à la marée du soir, c'est-à-dire dans deux heures, et à seule fin finale de vous donner de mes nouvelles, vu que d'ici à longtemps je ne trouverais pas de boîte aux lettres ni de facteurs.

      «Pour quant à vous dire que je suis content de mon engagement, je suis content. Mais je dois vous faire part d'abord que je ne navigue ni pour l'Etat, puisque j'ai achevé mon temps, ni pour une compagnie maritime, comme qui dirait Transatlantique ou Chargeurs, ni pour le compte d'un armateur faisant pêche ou négoce.

      «Je suis sur un navire appartenant à un homme riche qui voyage pour son agrément, et qui s'en va dans un endroit qu'on appelle pôle Nord, peu connu des matelots et même des amiraux.

      «Mais ça ne fait rien, car paraît que nous partons en découverte. Une idée de particulier calé en monnaie,

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