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avec son habituelle sérénité, à affronter la terrible baie, sans s'émouvoir de l'appellation sinistre sous laquelle on la désigne encore à notre époque: Le Cimetière des Navires.

      VI

      Dans la passe. – Route barrée. – En avant! – Premier assaut. – Victoire. – Désespoir d'un Vatel arctique. – Un homme dans la sauce. – Pas de déjeuner. – Plume-au-Vent voudrait faire baigner Dumas, dit Tartarin, dans la marmite de l'équipage. – Les deux principales routes du Pôle. – Pourquoi la Gallia a pris celle du détroit de Smith. – Contradictions.

      Tessuissak, cap Shackleton, le Pouce-du-Diable, un rocher qui ressemble, si l'on veut, à un pouce, et n'a rien de diabolique; cap Wilcox, archipel aux Canards, la goélette a reconnu au passage tous ces points qui jalonnent la voie, depuis Upernavik jusqu'à la baie de Melville. Elle passe en vue de la Tête-de-Cheval, franchit le 75° de latitude et se trouve enfin non loin des îles Sabine, en présence du formidable champ de glace, large de cinq cents kilomètres!

      C'est aujourd'hui 3 juin que la lutte va commencer avec sa terrible intensité!

      Vers le milieu de l'été, c'est-à-dire pendant la fin de juin et le courant de juillet, la glace, désagrégée par le soleil, est devenue friable, comme spongieuse. Elle est «pourrie», selon le mot des baleiniers. Les floes sont profondément ravinés, couverts de flaques d'eau et de neige à moitié fondue. Un choc de moyenne intensité suffit pour les disloquer et les rendre le jouet du courant. Mais, aux premiers jours de juin, ils sont encore très durs et notablement épais.

      Jusqu'à présent la Gallia ne s'est pas éloignée beaucoup du rivage. Maintenant il lui faut gagner un peu au large, car les côtes sont frangées de glaciers inaccessibles, de dimensions colossales, reliés à la banquise par des prolongements très étendus.

      La goélette, sous son maximum de pression, côtoie latéralement le vaste champ aux tons bleuâtres, rappelant la nuance effacée de montagnes entrevues de loin, et cherche une voie qui donne accès vers le Nord.

      Voici enfin, après de longs tâtonnements, une vaste anfractuosité dans laquelle débouche un chenal d'eau libre, une passe, comme disent les baleiniers. Du haut du nid-de-pie, le capitaine reconnaît, en personne, la direction et les sinuosités de la passe, et cède bientôt la place à Michel Elimberri, le pilote des glaces.

      «La barre à bâbord!

      «Machine en avant!

      «La barre droite!»

      La goélette a embouqué le chenal.

      Les matelots, vêtus simplement de la vareuse, qui remplace le vêtement arctique trop chaud pour une température de −2°, contemplent curieusement cette navigation sur un fleuve immobile entre deux berges plates, comme coupées à la scie, et dont la nuance terne fait ressortir avec plus d'intensité la couleur vert sombre de l'eau.

      Peu à peu la passe, qui d'abord mesurait environ douze cents mètres, se rétrécit. C'est bientôt une simple rivière, puis un canal à peine large trois fois comme la coque du navire.

      A chaque instant le Basque, pelotonné dans la barrique, s'écrie, suivant les circonstances:

      «Bâbord!.. tribord!.. la barre droite!»

      Et le capitaine répète, d'une voix brève, les commandements au timonier, attentif au moindre mot.

      «Tribord! capitaine… tribord toute!» hurle bientôt le pilote des glaces.

      – Pourquoi? demande l'officier.

      – Les floes sont en mouvement… ils chassent l'un sur l'autre… le chenal se resserre… il va être trop étroit.

      «Il faut virer sur place.

      – Virer!.. mais tu vois bien que nous manquons d'espace.

      – Alors, machine en arrière!

      – Jamais!

      «La barre qui bouche le chenal… quelle largeur?

      – Une encâblure.

      – Et après?

      – Les eaux libres.

      – Va bien!

      «Timonier, attention!

      «Gouverne droit!

      «Machine en avant!.. à toute vapeur!»

      Soudain, la Gallia pousse un long halètement, et l'hélice tourne avec rage dans le chenal empli de houle.

      Elle court de plus en plus rapide, son éperon hors de l'eau, comme si elle cherchait de loin la place où elle va se ruer.

      Chacun s'accroche où il peut, en prévision du choc, et se demande avec angoisse quelle va être l'issue de cette lutte inégale.

      Bientôt l'obstacle apparaît, fermant la passe qui n'est plus qu'un cul-de-sac.

      Quelques secondes encore… les secondes angoissées pendant lesquelles on se sent rouler au bord d'un abîme, puis un heurt brutal accompagné d'un craquement terrible.

      Le taille-mer en acier pénètre dans l'écorce rigide, l'éclate, la broie, l'entame en forme de coin, la désarticule…

      La force intelligente va-t-elle triompher d'emblée de la matière inerte?

      Peut-être! Mais, à coup sûr, pas sans une lutte émouvante.

      Brusquement arrêté dans sa course vertigineuse, le vaillant navire, qui paraît n'être pas seulement ébranlé, glisse par l'avant sur le floe, comme pour s'y échouer. Mais la glace, incapable de supporter un pareil poids, fléchit, s'effondre et passe, de bout en bout, par fragments sous la quille.

      «En arrière!» crie le capitaine.

      La Gallia recule de trois cent cinquante à quatre cents mètres, prend du champ et se rue de nouveau sur la barricade.

      Le taille-mer pénètre exactement au point qu'il vient d'entamer, puis la force d'impulsion n'étant pas épuisée, le navire pour la seconde fois s'élance sur le floe, le fait écrouler sous sa masse, et gagne encore près de deux longueurs.

      Les matelots, qui s'échauffent à cette lutte, battent des mains et trépignent d'enthousiasme. Le moins audacieux d'entre eux ne doute plus du succès.

      De nouveau retentit le commandement: «En arrière!» bientôt suivi de: «Machine en avant!»

      Et la Gallia qui, sous la puissante main du capitaine, semble réellement douée de pensée, court, frappe, bondit, avance, recule, attaque avec des attitudes de cétacé en fureur, souffle, rugit, et semble prise de délire à mesure que l'obstacle cède sous ses coups.

      Au loin, la banquise craque et détone sourdement. Les floes voisins sont agités de trépidations qui se répercutent à la masse totale. Puis, sous les coups incessants du bélier qui martèle avec une rage toujours nouvelle cette barre en principe infranchissable, la glace désarticulée s'écarte enfin à droite et à gauche.

      La voix du pilote basque, dominant du haut de la mâture le ronflement de la machine et les crépitements des glaçons en dérive, crie avec un accent de joie indicible:

      «La passe est libre, capitaine!

      «A tribord un peu!

      «La barre droite!..

      «Machine en avant!»

      D'Ambrieux est vainqueur, et de haute main.

      «Bravo! capitaine, dit le docteur enthousiasmé, en lâchant enfin la manœuvre à laquelle il est resté cramponné pendant la lutte.

      «Si, comme je n'en doute pas, la Gallia est sans avarie, vous avez là un fin navire.

      – Je vous l'affirme avant tout examen, mon cher docteur, répond l'officier dont les yeux vert de mer semblent flamboyer.

      «Pas un boulon n'a sauté, pas une cheville n'a bougé, pas un cordage n'a fléchi.

      «Quant à

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