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Un Coeur de femme. Paul Bourget
Читать онлайн.Название Un Coeur de femme
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
– «C'est positif qu'il ne ressemble pas aux autres.» Cette petite phrase, qui contenait en germe toute une nouvelle fermentation d'idées, Mme de Tillières se la prononçait mentalement, un quart d'heure plus tard, et c'était le résultat d'un de ces examens où les femmes les plus distraites excellent et qui vous dévisagent un nouveau venu en quelques coups d'œil lancés si vite. Elles savent comment vous avez les yeux et les dents, les mains et les cheveux, vos gestes et vos tics, votre humeur et votre éducation, avant que vous ne sachiez, vous, seulement, si elles vous ont regardés. Le dîner avait été annoncé, et Candale avait offert son bras à Juliette pour passer dans la salle à manger, celle du premier étage et qui est réservée aux réceptions fermées. Quoique cette petite salle ait été aménagée, au rebours de la grande, celle du rez-de-chaussée, pour servir de cadre à des causeries d'intimité, un détail y révèle tout le caractère de la comtesse, qui appartient à ce que l'on pourrait appeler la section Champs-Élysées du faubourg Saint-Germain, c'est-à-dire qu'au rebours des boudeurs et des boudeuses des environs de la rue Saint-Guillaume, elle unit à la plus ancienne noblesse le goût du «chic» et de l'élégance la plus récente, mais certaines nuances ne permettent pas qu'on la confonde avec des femmes simplement riches. Elle a fait tendre par exemple sur un panneau de cette salle à manger une des dix tapisseries, encore intactes, princier cadeau que le duc d'Albe offrit au vieux maréchal de Candale lors d'une ambassade secrète de ce dernier auprès de lui. Il n'y a pas un coin de cet hôtel, à la fois si moderne et si plein des reliques d'un passé terrible, qui ne trahisse ainsi le culte étrange de la jeune femme pour ce sanglant ancêtre. Cette tapisserie, en particulier, tissée à Bruges, et qui représente une marche de lansquenets à travers un bois, piques dressées, apparaît dans cette étroite pièce, avec l'inscription qui rappelle l'illustre donataire, comme le signe d'un orgueil nobiliaire très affecté. Peut-être, pour le goût d'autrefois, cela eût-il senti son parvenu. Mais les femmes comme Gabrielle, qui veulent à la fois briller comme leurs rivales de la finance et pourtant s'en distinguer, se mettent volontiers à être fières de leur noblesse, comme si cette noblesse datait de la veille. C'est une des mille formes du conflit engagé depuis cent ans entre la vieille et la nouvelle France. Il arrive à Mme de Candale de dire: «Quand on s'appelle comme nous…» avec le même étalage de sa race que si elle n'était pas, en effet, une Candale authentique, unie à un cousin aussi Candale qu'elle, ce qui ne l'empêche pas d'avoir à sa table, comme ce soir, – à côté de sa sœur, la duchesse d'Arcole, mariée au petit-fils d'un maréchal de Bonaparte, – le petit-fils d'un célèbre banquier de Vienne, M. Alfred Mosé. Il est vrai que les Mosé sont convertis depuis deux générations. Sur les trois autres convives, un seul, le vicomte de Prosny, descendait d'une famille qui, à la rigueur, pût traiter de pair, moins l'illustration, avec celle du grand maréchal. Mais la baronnie du baron d'Artelles date du règne de Louis-Philippe, tandis que Casal est le fils d'un industriel enrichi dans les chemins de fer et sénateur d'après le Deux Décembre, comme d'ailleurs le père de la comtesse elle-même. Telles sont les inconséquences d'un temps où les prétentions les plus raides se heurtent à d'irrésistibles nécessités de mœurs. Louis de Candale avait la passion de la grande chasse, et, si considérable que fût la fortune de sa femme, il lui fallait bien, pour satisfaire ce goût sans doute héréditaire et entretenir les premiers tirés de France, accepter quelques partners pris à son club. C'est ainsi que Mosé, dont l'unique affaire était de mener la vie élégante, et qui avait réussi à forcer la porte du Jockey par une diplomatie de dix années, se trouvait occuper dans le budget de Pont-sur-Yonne une place trop importante pour n'être pas traité en ami par son associé et la femme de cet associé. La comtesse, trop vraiment chrétienne, trop intelligente et trop juste pour donner dans le fanatisme anti-sémitique, affectait pourtant d'être très hostile aux étrangers, afin de ne presque pas recevoir son ennemie Mme Bernard, née Hurtrel, des Hurtrel de Bruxelles, et elle se tirait de cette petite contradiction qui admettait Mosé parmi ses intimes, par des phrases adroites, afin d'excuser cette exception en la soulignant. Elle vantait ce camarade du comte pour sa discrétion, pour son ton véritablement exquis, pour la générosité dont il donnait des preuves à toutes les œuvres de bienfaisance. Ces éloges étaient mérités. Car cet homme blond, chauve à quarante-cinq ans, avec des yeux très fins dans un mince visage exsangue, possédait au plus haut degré la suite dans la voie adoptée qui demeure le secret du succès de cette forte race dont il gardait le type malgré le baptême. Il tenait son rôle de gentleman avec une irréprochable rigueur. Si pourtant un philosophe s'était rencontré parmi les convives, n'aurait-il pas éprouvé une intense impression de l'ironie inhérente aux choses à voir le descendant du peuple le plus persécuté de l'histoire, assis sous une tapisserie donnée par un furieux persécuteur à un autre persécuteur? Et c'eût été pour lui une ironie encore de regarder Mme d'Arcole en train de manier de l'argenterie anglaise devant une table toute servie à l'anglaise, quand le premier duc d'Arcole s'était rendu célèbre par sa haine implacable contre le