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Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe. Rene Bazin
Читать онлайн.Название Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe
Год выпуска 0
isbn http://www.gutenberg.org/ebooks/43748
Автор произведения Rene Bazin
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
– Et puis, le métier, n'est-ce pas? Vous faites l'exercice loin d'ici, je parie?
– A Bagatelle ou à Issy-les-Moulineaux, dit enfin M. Morand.
– Rien que ça! Et vingt-cinq degrés à l'ombre. Vous avez trimé! Je ne m'étonne pas que vous ayez bon appétit!
Elle était ravie d'avoir obtenu deux mots du lieutenant; elle souriait, elle triomphait, elle voulait retenir ce client peu parleur, et, le rappelant d'un geste arrondi de la main, car il se détournait:
– Dites, monsieur le lieutenant, je vous assure que j'ai là des clients qui ne la respirent pas souvent, «la bonne air» de la campagne. Tenez, la jolie dactylographe de la banque Maclarey…
Il fronça les sourcils et dit négligemment, mais sans chercher à quitter le comptoir:
– Je ne sais pas qui vous voulez dire.
– Mais si, la jeune fille qui entrait l'autre jour, comme vous sortiez. Elle déjeune toujours avant vous; vous l'avez regardée, de votre trottoir, là-bas. Une jeune fille comme on en voit guère, je vous assure: c'est joli, c'est sage, c'est travailleur.
Les lèvres du lieutenant s'allongèrent de quelques millimètres, brusquement, et, aussitôt, reprirent la ligne normale.
– Allons, au revoir, madame Mauléon!
– Au revoir, monsieur le lieutenant… A l'honneur, une autre fois.
Il n'entendit même pas. Il gagnait la porte, d'un air grave, au pas de marche, préoccupé de donner une idée avantageuse de l'armée française, de son sérieux, du bon emploi qu'elle fait du temps, aux trois derniers clients, qui regardaient l'officier s'éloigner.
– N'empêche, pensa madame Mauléon, qu'il a jeté un coup d'œil sur la table que je lui montrais, et qui est celle de mademoiselle Evelyne. Il se souvenait donc de quelque chose. C'est un jeune homme très bien, mais froid. Défunt Mauléon ne serait pas parti si vite, quand on lui parlait d'une jeune fille. Il était artiste!.. Celui-ci, je ne sais pas.
Elle approfondit ces pensées, les yeux levés vers les vitres qui versaient dans la crèmerie la lumière presque éblouissante de la rue Boissy-d'Anglas.
C'était l'heure où Paris tremble moins, frémit moins, où le bruit diminue, où, dans les quatre mille veines que sont ses rues, la vie se ralentit et la fièvre tombe. Il faisait très chaud. Les passants marchaient sur l'asphalte comme sur du feutre, et sentaient leurs talons s'enfoncer dans le trottoir. Beaucoup d'employés dormaient en gardant le magasin, le ministère, la fabrique. C'était l'heure où le travail va reprendre dans les chantiers et dans les bureaux. Il y avait des têtes jeunes, qui, en franchissant une porte, se retournaient un instant vers la découpure bleue du ciel, par où la vie coulait.
Mademoiselle Gimel était entrée dans le cabinet où travaillaient les trois dactylographes de la banque, lorsque la dictée de la correspondance ou la tenue d'un Conseil d'administration ne les appelait pas dans un des salons. Trois tables disposées le long du mur, près des fenêtres; trois chaises, trois machines; un cartonnier et un porte-manteau, au fond, meublaient la pièce. Evelyne enleva son chapeau.
– Avez-vous chaud, ma chère! Est-ce qu'on vous aurait suivie?
La jeune fille releva ses cheveux, et, sans répondre, s'assit devant la machine qui était la seconde.
La même voix reprit:
– Ça ne vous va pas, vous savez; vous êtes d'un rouge!
La titulaire de la table la plus voisine de la porte, mademoiselle Raymonde, en voyant entrer Evelyne, s'était arrêtée d'écrire, et, penchée en arrière, la regardait, avec une expression qu'elle croyait rendre moqueuse, mais qui trahissait, malgré elle, son âme de souffrance et de révolte. Cette petite femme, proche de la quarantaine, tout en nerfs et en yeux, se sentait vaincue, ou sur le point de l'être, et elle se vengeait de la vie en détestant quelqu'un. Mademoiselle Raymonde était la plus ancienne des dactylographes de la maison, quelque chose comme le chef de la dactylographie. Elle en tirait vanité; elle pouvait dire à Evelyne ou à Marthe, ses deux compagnons d'atelier: «Je suis en pied, mesdemoiselles, je suis la première ici»; mais elle n'ignorait pas que M. Maclarey tenait peu de compte de l'ancienneté, qu'il exigeait de la vitesse de main, de l'exactitude, de la divination, de la finesse d'oreille, pour entendre les mots prononcés en sourdine ou bredouillés, quand il dictait, et que toutes ces virtuosités-là se perdent peu à peu. Vieux caissier, oui; vieille dactylographe, non. Elle en voulait à mademoiselle Marthe et à mademoiselle Evelyne d'être jeunes, et à mademoiselle Evelyne, en outre, d'être jolie. Elle avait remarqué, dès le premier jour, les préférences des employés de la banque pour cette grande employée qui marchait comme une dame sur les tapis du Conseil, et qui portait de la lumière autour de son front jeune.
Mademoiselle Raymonde avait ce visage flasque et à demi fondu qu'on observe si souvent chez les femmes du monde qui veillent trop, des cheveux tout las d'être blondis et ondulés, un teint qu'il fallait poudrer, des lèvres et des paupières pâles. Mais, en ce moment, cette figurine de Saxe craquelée, ranimée par la colère, en était aussi rajeunie. Mademoiselle Raymonde, malgré la chaleur, avait sur les épaules un tour de cou en gaze de soie qui lui seyait. De sa main gauche, exaspérée et tremblante, elle en pinça l'extrémité.
– Tout à l'heure, dit-elle, quand on viendra demander une employée pour le Conseil des Huileries de Mogador, faites-moi le plaisir de ne pas vous proposer. C'est mon droit.
– Mais je ne vous le dispute pas! répondit Evelyne. Je ne me propose jamais. Pour ce que c'est amusant, les Huileries de Mogador!
– Suffit, on vous connaît!
Mademoiselle Marthe, très noire, coiffée en bandeaux, et qu'on eût prise pour une étudiante, entrait dans la salle pour reprendre son travail. Comme elle avait beaucoup de raideur dans les mouvements, ses camarades la surnommaient Monolythe.
– N'est-ce pas, Monolythe, on la connaît, cette demoiselle? Elle vous a des manières de se faire bien voir des patrons! On sait par quels moyens vous arrivez!
Evelyne, que la promenade avait mise de bonne humeur, leva les épaules.
– Alors, imitez-moi!
Mademoiselle Marthe eut un sourire de mépris qui tira en bas ses lèvres duvetées et ses paupières aux longs cils. On entendit le flottement et le bruit de cassure des feuilles de papier remuées, puis le coup sec d'une lettre frappant la feuille, puis dix, puis cent coups menus, tout pareils, qui se répondaient. Les trois femmes s'étaient remises à dactylographier. La porte s'ouvrit. Le jeune M. Amédée, l'un des employés pour les ordres de bourse, avança, dans l'entre-bâillement, sa tête carrée, qu'essayait d'allonger une barbe en pointe trop clairsemée et qui laissait voir toute la charpente de la mâchoire et du cou.
– Mesdemoiselles, l'une de vous, s'il vous plaît, pour le Conseil des Huileries…
– Voici, monsieur, j'y vais!
Mais le jeune homme, comme s'il n'avait pas entendu mademoiselle Raymonde, reprit:
– Mademoiselle Evelyne, voulez-vous venir?
Evelyne se leva. Elle évita de regarder ses compagnes, et emporta son cahier de sténographie. Derrière elle, les petits claviers se remirent à battre furieusement. Puis, l'une des dactylographes s'interrompit, et éclata en sanglots.
L'après-midi s'acheva; la lumière décrut très lentement; la chaleur resta étouffante. Quand la nuit fut venue, les fenêtres, peu à peu, s'ouvrirent sur cette braise impalpable des poussières que les hommes, les bêtes, les machines, la trépidation des pavés et des murs, chassaient en haut, par la coupure des rues. Chacune des cellules, riches ou pauvres, où les hommes vivent, les uns au-dessus des autres, était reliée ainsi, plus étroitement, à ce grand courant trouble de mouvement et de bruit qui baigne nos maisons jusqu'aux heures voisines du jour. Chacune recevait, en même temps, un peu de l'air frais qui tombait, par lames, dans la fournaise. Cela ne donnait point de pensée, mais cela écartait l'épouvante qu'est,