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de Carillon, les Français et les Anglais, afin qu'on ne puisse y bâtir d'hôtel, et diminuer le caractère sacré de ce paysage. N'est-ce pas un joli trait, et appartient-il, par hasard, à cette «civilisation matérielle» dont on fait aux Américains, tantôt un reproche, tantôt un si lourd compliment?

      Nous sortons de la villa; nous traversons la prairie, et, le terrain se relevant un peu, nous sommes devant un fortin carré, en pierre, protégé par des fossés. Les propriétaires l'ont restauré, mais la plus grande partie de ces moellons sont véritablement des pierres de guerre, et les poutrelles noires des chambres ont bruni à la fumée des pipes que fumaient, dans l'hiver dur de ces climats, les enfants perdus et presque abandonnés des régiments de France. On pense à ces reproches qu'ils devaient faire, aux nouvelles apportées par les sauvages, au vent qui soufflait, à la tempête de neige, et au «quand même» qu'ils disaient tous, après avoir grogné. Le fort est pavoisé en notre honneur. Sur la façade, une plaque de bronze porte cette inscription: Germain redoubt, constructed by captain Germain, régiment des Gardes de la Reine, in 1758, by order of the marquis de Montcalm, in command of the fortress of Carillon. Le long de l'ancien chemin couvert, tranchée aujourd'hui, nous montons vers l'intérieur des terres. Devant nous, à cinq cents mètres, de hauts glacis couronnent la colline, et cachent, jusqu'à la toiture, une construction qui devait servir de logement aux officiers. J'aperçois deux drapeaux claquant à la pointe de deux perches immenses, et plus bas comme une corbeille de fleurs violettes, – mouvantes, car le vent est vif, – où ils auraient été plantés. Mais personne ne m'explique encore ce que nous allons voir. Et Mr. Pell, qui marche près de moi, se baissant, cueille la feuille laineuse d'une plante sauvage et me dit: «Gardez-la, en souvenir. Ici même, voilà quelques années, nous avons voulu faire une tranchée. Aux premiers coups de pioche, les ouvriers ont découvert des corps couchés, revêtus d'uniformes galonnés. L'ordre a été donné aussitôt de reniveler le sol et de n'y plus toucher.» Je continue de gravir la colline. Il faut tourner pour trouver l'entrée de la forteresse de Carillon. Une douzaine de canons, en dehors, sont encore braqués sur le lac et sur la petite montagne voisine, «le mont de France», d'où tirait l'artillerie anglaise. J'entre dans la forteresse. Elle est en atours de fête. Elle attendait la France. Ah! la voici qui est venue, la France. Et elle voit, devant la façade du vieux logement de Montcalm, dix étendards de soie que le vent déplie et qui retombent, pesants, sur la hampe, carrés violets bordés de blanc, panneaux bleus barrés de rouge, panneaux multicolores, tous les étendards des régiments de France qui furent représentés à la bataille de Carillon. Les couleurs victorieuses revivent dans la lumière. Et, bien au-dessus, dominant les talus et les toits, deux grands drapeaux protègent les autres, les commandent et les expliquent: le drapeau étoilé de la jeune Amérique, et le drapeau de l'ancienne France, tout blanc, fleurdelisé. Mes yeux se sont emplis de larmes, et je crois bien que deux larmes ont coulé. Je suis sûr qu'elles disaient: «Vive cette Amérique-là, qui a le cœur profond!» Elles disaient autre chose encore, et je me sentais vivre dans la France d'autrefois, unanime.

      La maison du fort est devenue un musée. Des épées, des fusils, des balles, des lettres, des clés, des bêches qui se sont battues, elles aussi, en élevant des retranchements, des gravures de plusieurs époques sont là, pendus aux murailles ou serrés dans des vitrines, jusqu'à une vieille montre que le journal de la forteresse, – conservé également, – disait avoir été perdue parmi les ruines. Nous nous attardons, et je vois que nos compagnons de voyage parlent moins que tout à l'heure. Mais, lorsque nous faisons le tour des talus de Carillon, et que nous observons, dans la pleine clarté de dix heures du matin, toute la contrée que commande le vieux fort, les paroles reviennent, la joie aussi. Au delà des terres descendantes, au delà du lac, étroit en ce point, les collines s'étagent, et le bleu des lointains s'affermit jusqu'à dessiner des lignes nettes sur l'azur pâle du ciel. Quelqu'un dit:

      – N'êtes-vous pas d'avis que cela ressemble à la plaine de Pau, vue de la terrasse?

      En effet, si j'efface de mon souvenir l'image des eaux bleues, que ne rappellent en aucune façon les eaux du lac Champlain, troublées par la fonte des neiges, et qui refusent le ciel, les deux paysages ont une parenté de mouvement. L'atmosphère même est transparente ici, et favorable aux architectures étagées des lointains.

      Un autre de nos compagnons, qui observe plutôt la forme longue du lac, et la couleur des arbres de premier plan, dit, presque au même moment:

      – Je crois voir les Vosges, avec Retournemer et Longemer.

      Tous d'ailleurs, nous reconnaissons ici des harmonies françaises.

      Quelques heures plus tard, nous sommes sur une pointe de terre, loin déjà du fort de Carillon, au pied d'un phare de pierre blanche. Le phare domine un meulon de mauvaise rocaille, unique, debout parmi des lieux bas et des prairies. Quel désert ce doit être, et depuis l'origine du monde, cet éperon que bat la vague courte du lac Champlain! Mais aujourd'hui les gens des villages américains, ceux qui habitent dans les monts Adirondacks, ceux de l'autre côté de l'eau, mineurs, fermiers, et quelques industriels, ou des pêcheurs de truites venus pour préparer la campagne prochaine, sont accourus à Crown point. Des chevaux, au piquet, broutent dans les prairies; d'autres sont attachés aux branches d'un fragment de haie, reste peut-être d'une plantation faite par la main d'un vieux Français jalonneur et jaloux; des carrioles américaines, – un petit siège sur quatre roues légérissimes, – des chariots, vingt automobiles sont épars dans les herbes, tandis qu'autour du phare, à tous les degrés du raidillon de pierre, assise sur des planches ou sur la terre, la population mélangée, familière, contenant mal les enfants qui trottent comme des cailleteaux, écoute, comprend ou fait semblant de comprendre les discours qui glorifient Champlain. Le médaillon de bronze qui représente la France, l'œuvre de Rodin apportée par nous, est déjà posée dans sa niche, face au large. Le vent souffle. Il fait vibrer les dix cordes tendues depuis la lanterne du phare jusqu'à terre, en couronne, et claquer le grand pavois, tous les drapeaux qui les ornent. Et, comme j'ai de longues distractions lorsque le discours est en anglais, j'entends ce que disent les drapeaux:

      – Les voyez-vous, ces hommes assis au premier rang? Ils ne sont pas d'ici.

      – C'est évident qu'ils ne sont pas d'ici! Vous parlez pour dire peu de chose: sont-ils tannés par le grand air? Ont-ils l'honnête laisser-aller du citoyen américain?

      – Je suppose qu'ils sont de Paris?

      – Vous avez un moyen bien simple de le savoir, mon cher. Ne faites pas tant de bruit! Écoutez! Quand ils sont de Paris, ils ne manquent jamais de le dire!

      – … Justement, l'orateur vient de le proclamer: ils viennent de Paris.

      – Pas très étendue, la France!

      – Pas très redoutable!

      Un drapeau sur lequel il y avait de la fumée noire dit:

      – Pas très sérieuse!

      Alors, le drapeau anglais, qui n'avait rien dit, claqua d'un coup si sec qu'un fouet n'aurait pas mieux fait.

      – Très sérieuse, mon cher. J'ai connu les Français, à une époque où vous n'étiez pas grand'chose, soit dit sans vous offenser. J'ai connu Champlain. Il avait l'air jovial. Il plaisantait volontiers. Les sauvages lui disaient: «Nous aimons que tu nous parles. Tu as toujours quelque chose de joyeux à dire.» Mais, croyez-moi, je m'y entends: c'était un colonial, et un rude adversaire. Je dis adversaire, parce que c'est le nom qu'on donne à ses anciens ennemis quand ils sont devenus nos amis, vous comprenez?

      – A peu près.

      Je laisse les drapeaux s'agiter. Je pense à ce brave dont c'est la fête, en ce moment, à sa petite ville de Brouage, endormie et ruinée dans les herbes, aux rêves de gloire qu'il y fit, tout jeune, semblable en cela à beaucoup d'hommes de son temps, et qu'il accomplit parce qu'il avait un cœur capable de souffrir pour son amour. Or il aimait la France: il la quitta pour la mieux servir; il emporta d'elle, aux Indes Occidentales et plus tard au Canada, pauvre compagnon, une image parfaite et toute sainte. Presque seul parmi les sauvages, ayant chargé sur ses fortes épaules des rames, des provisions et la couverture où il se coucherait pour la nuit, éprouvé par le chaud, le froid, les moustiques,

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