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s épaves de Charles Baudelaire

      LES EPAVES

      I

LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE

      Que le Soleil est beau quand tout frais il se lève,

      Comme une explosion nous lançant son bonjour!

      – Bienheureux celui-là qui peut avec amour

      Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve!

      Je me souviens!.. J'ai vu tout, fleur, source, sillon,

      Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite…

      – Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,

      Pour attraper au moins un oblique rayon!

      Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;

      L'irrésistible Nuit établit son empire,

      Noire, humide, funeste et pleine de frissons;

      Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,

      Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,

      Des crapauds imprévus et de froids limaçons1.

      PIÈCES CONDAMNÉES

      TIRÉES DES FLEURS DU MAL

      II

LESBOS2

      Mère des jeux latins et des voluptés grecques,

      Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux,

      Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,

      Font l'ornement des nuits et des jours glorieux;

      Mère des jeux latins et des voluptés grecques,

      Lesbos, où les baisers sont comme les cascades

      Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds,

      Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,

      Orageux et secrets, fourmillants et profonds;

      Lesbos, où les baisers sont comme les cascades!

      Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent,

      Où jamais un soupir ne resta sans écho,

      A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent,

      Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho!

      Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent,

      Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,

      Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté!

      Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses,

      Caressent les fruits mûrs de leur nubilité;

      Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,

      Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère;

      Tu tires ton pardon de l'excès des baisers,

      Reine du doux empire, aimable et noble terre,

      Et des raffinements toujours inépuisés.

      Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère.

      Tu tires ton pardon de l'éternel martyre,

      Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux,

      Qu'attire loin de nous le radieux sourire

      Entrevu vaguement au bord des autres cieux!

      Tu tires ton pardon de l'éternel martyre!

      Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge

      Et condamner ton front pâli dans les travaux,

      Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge

      De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux?

      Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge?

      Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?

      Vierges au cœur sublime, honneur de l'Archipel,

      Votre religion comme une autre est auguste,

      Et l'amour se rira de l'Enfer et du Ciel!

      Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?

      Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre

      Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs,

      Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère

      Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs;

      Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre.

      Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,

      Comme une sentinelle à l'œil perçant et sûr,

      Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate,

      Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur;

      Et depuis lors je veille au sommet de Leucate

      Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,

      Et parmi les sanglots dont le roc retentit

      Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne,

      Le cadavre adoré de Sapho, qui partit

      Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!

      De la mâle Sapho, l'amante et le poëte,

      Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs!

      – L'œil d'azur est vaincu par l'œil noir que tachète

      Le cercle ténébreux tracé par les douleurs

      De la mâle Sapho, l'amante et le poëte!

      – Plus belle que Vénus se dressant sur le monde

      Et versant les trésors de sa sérénité

      Et le rayonnement de sa jeunesse blonde

      Sur le vieil Océan de sa fille enchanté;

      Plus belle que Vénus se dressant sur le monde!

      – De Sapho qui mourut le jour de son blasphème,

      Quand, insultant le rite et le culte inventé,

      Elle fit son beau corps la pâture suprême

      D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété

      De celle qui mourut le jour de son blasphème.

      Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,

      Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers,

      S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente

      Que poussent vers les cieux ses rivages déserts!

      Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente!

      III

FEMMES DAMNEESDELPHINE ET HIPPOLYTE

      A la pâle clarté des lampes languissantes,

      Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur,

      Hippolyte rêvait aux caresses puissantes

      Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.

      Elle cherchait, d'un œil troublé par la tempête,

      De sa naïveté le ciel déjà lointain,

      Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête

      Vers les horizons bleus dépassés le matin.

      De ses yeux amortis les paresseuses larmes,

      L'air brisé, la stupeur, la morne volupté,

      Ses

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<p>1</p>

Le mot: Genus irritabile votum, date de bien des siècles avant les querelles des Classiques, des Romantiques, des Réalistes, des Euphuistes, etc… Il est évident que par l'irrésistible Nuit M. Charles Baudelaire a voulu caractériser l'état actuel de la littérature, et que les crapauds imprévus et les froids limaçons sont les écrivains qui ne sont pas de son école.

Ce sonnet a été composé en 1862, pour servir d'épilogue à un livre de M. Charles Asselineau, qui n'a pas paru: Mélanges tirés d'une petite bibliothèque romantique; lequel devait avoir pour prologue un sonnet de M. Théodore de Banville: Le lever du soleil romantique.

(Note de l'éditeur.)
<p>2</p>

Cette pièce et les cinq suivantes ont été condamnées en 1857, par le tribunal correctionnel, et ne peuvent pas être reproduites dans le recueil des Fleurs du Mal.

(Note de l'éditeur.)