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était à ses ordres; et mon grand-père, qui avait commencé par être fort incrédule au moment de son arrivée, finit par être convaincu qu'un homme qui donnait des grades et des croix était un véritable souverain. Il partit, forçant de voiles au risque de se noyer, fit une traversée extrêmement rapide, se jeta dans un canot dès qu'il vit la terre, monta un bidet de poste et arriva sans un moment de repos chez monsieur de Maurepas, à Versailles. Trouvant le ministre sorti, il ne voulut pas quitter l'hôtel sans l'avoir vu: on le plaça dans un cabinet pour attendre. Un vieux valet de chambre, intéressé par son agitation et sa charmante figure, lui fit donner quelque chose à manger; il dévora, puis la fatigue et la jeunesse l'emportèrent, il s'assit dans un fauteuil et s'endormit profondément.

      Le ministre rentra. Personne ne songea au chevalier d'Osmond. En déshabillant son maître le soir, le valet de chambre lui parla de ce jeune officier de marine si empressé de le voir. Monsieur de Maurepas n'en avait aucune nouvelle. On s'informe, on le cherche et on le trouve dormant sur son fauteuil. Il se réveille en sursaut, s'approche du ministre, lui remet un gros paquet.

      «Monseigneur, voilà le traité signé.

      – Quel traité?

      – Celui de la Martinique.

      – De la Martinique?

      – C'est le prince de Modène qui m'a expédié.

      – Le prince de Modène? ah! je commence à comprendre; allez vous coucher, achevez votre nuit et revenez demain matin.»

      Le ministre rit fort du rêve du jeune officier qui le continuait même en lui parlant; mais, à mesure qu'il lisait ces étranges dépêches, il crut rêver à son tour; toutes les autorités de l'île étaient sous la même illusion et le prince lui-même avait écrit le plus sérieusement du monde sous son caractère emprunté. La lettre qu'il avait montrée à mon grand-père était dans le paquet.

      Le lendemain matin, monsieur de Maurepas le reçut avec une grande bonté, lui apprit que son duc de Modène était un aventurier qui, probablement, avait voulu se débarrasser de lui. Il était, au reste, peu extraordinaire qu'un jeune homme eût partagé une opinion si bien établie dans la colonie; il l'absolvait donc du tort d'avoir quitté sa corvette. Le vaisseau auquel Son Altesse l'avait promu était déjà donné, mais, eu égard à la recommandation de son cousin germain, et plus encore parce qu'il était un fort bon officier, le Roi lui donnait le commandement d'une frégate à bord de laquelle monsieur de Maurepas espérait qu'il mériterait bientôt la croix. Mon grand-père, tout honteux et bien dégrisé de ses rêves de fortune, s'en retourna à Brest, fort content pourtant de s'être si bien tiré de l'abandon de sa corvette. Quant au duc de Modène, il s'était tellement lié dans ses honneurs usurpés qu'il ne put s'évader; il fut arrêté à la Martinique, reconnu pour escroc et envoyé aux galères.

      Quelques années plus tard, mon grand-père ayant été à Saint-Domingue, y épousa une mademoiselle de La Garenne, un peu son alliée (leurs deux mères étaient des demoiselles de Pardieu) et qui passait pour énormément riche. Elle avait, en effet, de superbes habitations, mais si grevées de dettes et en si mauvais état qu'il fallut que mon grand-père quittât le service et s'établît dans la colonie pour chercher à y remettre quelque ordre. Diverses circonstances malheureuses l'y retinrent et il n'en est jamais sorti. Dans le courant de quelques années, il expédia successivement en Europe six garçons; le dernier envoi fut malheureux. L'enfant, assis sur un câble roulé sur le pont, fut lancé à la mer dans une manœuvre qui nécessitait l'emploi de ce câble et s'y noya.

      Les cinq autres étaient arrivés à leur destination. Le premier était mon père, le marquis d'Osmond, puis venait l'évêque de Nancy, puis le vicomte d'Osmond, puis l'abbé d'Osmond, massacré à Saint-Domingue pendant la Révolution, puis enfin le chevalier d'Osmond, qui périt lieutenant de vaisseau dans la guerre d'Amérique.

      Tous ces enfants étaient reçus paternellement par un frère de mon grand-père, alors comte de Lyon et bientôt après évêque de Comminges. L'aîné de cette génération, le comte d'Osmond, n'avait selon l'usage de la famille que des filles de sa femme, mademoiselle de Terre, et, selon l'usage aussi, ces filles se marièrent très mal. Elles achevèrent d'enlever au nom d'Osmond tout l'antique patrimoine de la famille, entre autres le Ménil-Froger et Médavy qui lui appartenaient depuis l'an mil et tant.

      Ce comte d'Osmond était chambellan de monseigneur le duc d'Orléans, le grand-père du roi Louis-Philippe, et dans la plus grande intimité du Palais-Royal, surtout de la mère du Roi qui le traitait avec une affection toute filiale. Les mémoires du temps le citent pour ses distractions, ce qui n'empêchait pas qu'il ne fût très aimable, de bonne compagnie et fort serviable. J'aurai occasion d'en reparler. Je viens de dire qu'il était chambellan du grand-père du Roi; il ne l'aurait pas été du fils, voici pourquoi: ce sont de ces détails de Cour qui paraissent déjà ridicules à notre génération, mais dont la tradition se perd et qui, par cela même, acquièrent un intérêt de curiosité.

      Le roi Louis XV avait conservé à monseigneur le duc d'Orléans, désigné sous le nom du gros duc d'Orléans, petit-fils du Régent, le rang de premier Prince du sang auquel il n'avait plus de droit; mais, comme il n'y avait dans la branche aînée que des fils du Dauphin prenant le rang de Fils de France, on avait accordé cette faveur au duc d'Orléans. Or, la Maison honorifique du premier Prince du sang était nommée et payée par le Roi et les gens de qualité ne faisaient aucune difficulté d'y entrer. Chez les autres Princes du sang, le premier gentilhomme et le premier écuyer étaient seuls nommés et payés par le Roi: un homme de la Cour ne pouvait accepter que ces places auprès d'eux.

      À la mort du gros duc d'Orléans, son fils sollicita vivement la continuation du rang de premier Prince du sang. La naissance des enfants de monseigneur le comte d'Artois se trouvait un motif de refus et, la Cour étant peu disposée à faire ce que souhaitait monsieur le duc d'Orléans, il ne put réussir. Il aurait donc été forcé de chercher des commensaux dans une autre classe que ceux de son père et cette circonstance le décida, sous prétexte de réforme, à ne point nommer sa Maison et à rompre toute espèce de représentation; elle n'a pas peu contribué à la mauvaise humeur qui l'a jeté dans les malheurs où il a trouvé une mort trop méritée.

      Je reviens à notre famille. Mon grand-père avait aussi une sœur qui résidait avec son frère, l'évêque de Comminges, à Allan, dans les Pyrénées. Elle y épousa un monsieur de Cardaillac, homme fort considéré dans le pays, propriétaire d'un très joli château et portant un nom aussi ancien que ces montagnes. Il est éteint maintenant et ce n'est pas la faute de notre tante, car, en trois années de mariage, elle avait eu sept enfants: deux, deux, et trois. L'évêque de Comminges était à Paris lors de cette dernière couche et, au moment où il en apprit la nouvelle, une femme qui se trouvait présente lui dit: «Monseigneur, écrivez vite qu'on vous garde le plus beau.» Cette même madame de Cardaillac dégringola du haut en bas d'un précipice, entraînée par la chute d'une charrette chargée de pierres de taille; elle arriva au fond dans cette étrange compagnie. On la croyait en morceaux. Elle en fut quitte pour une fracture de la jambe et a eu encore plusieurs enfants depuis.

      Mon père et mes oncles furent élevés avec le plus grand soin et sous les yeux de l'évêque de Comminges; le meilleur collège de Paris les reçut. Ils y étaient sous la surveillance personnelle d'un précepteur, homme de beaucoup d'esprit, mais qui, pour toute instruction, leur administrait des coups de pied dans le ventre. Le résultat fut que, lorsque, à quatorze ans, on mit un uniforme sur le corps de mon père, il eut enfin le courage d'annoncer à l'évêque que, depuis six ans, il était parfaitement malheureux et ne savait rien du tout. Cette révélation profita à ses frères; quant à lui, on lui fit enfourcher un bidet de poste et on l'envoya rejoindre son régiment à Metz. Heureusement il ne prit pas goût à la vie de café, et, pendant les premières années passées dans les garnisons, il fit tout seul cette éducation que l'évêque croyait pieusement aussi excellente qu'elle était dispendieuse.

      Ayant atteint l'âge de dix-neuf ans, son père lui envoya de Saint-Domingue un cadeau de deux mille écus, en dehors de sa pension, pour s'amuser pendant le premier semestre qu'il devait passer à son goût et, par conséquent, à Paris. Le jeune homme

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