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voit de loin, les yeux de près seulement.» Les deux derniers couplets sont à citer tout entiers: «Seigneur Peironnet, tout homme de haut lignage reconnaît que votre choix est mauvais, car tous savent que le cœur a la seigneurie sur les yeux, et écoutez en quelle manière: l'amour ne sort pas des yeux si le cœur n'y consent, tandis que, sans les yeux, le cœur peut aimer celle qu'il n'a jamais vue en réalité, comme Jaufre Rudel fit de son amie.» «Seigneur Guiraut, si les yeux de ma dame me sont hostiles, peu m'importe le cœur; mais si elle me montre un regard avenant, elle me prend le cœur et le met en sa puissance. Voici en quoi consiste le pouvoir et la hardiesse du cœur: par les yeux l'amour descend dans le cœur et les yeux disent, par un agréable langage, ce que le cœur ne peut ni n'oserait dire.»

      Le jugement de cette subtile et gracieuse discussion est renvoyé à une noble dame du château de Pierrefeu, en Provence. Il n'est pas rare que les tensons se terminent par un envoi de ce genre. La tenson est, elle aussi, elle surtout, un produit de la société courtoise du temps. Elle reste comme un écho de cette société. Dans son cadre un peu grêle elle la fait revivre avec sa courtoisie et aussi son amour de la préciosité ou de la convention, et on peut voir, dans les tensons à trois ou quatre personnages qui nous restent, les origines lointaines de la comédie de salon.

      Avec la pastourelle 44, nous arrivons à un genre qui paraît, au premier abord, être resté plus près de son origine populaire. Voici en quoi il consiste. Le poète, pendant un voyage, rencontre une bergère; elle est jeune, avenante, chante ou tresse des fleurs en gardant son troupeau. Le poète la salue courtoisement, et, après quelques compliments, lui offre son amour. La conversation s'engage et elle se développe suivant la fantaisie du poète. Le début et le dénouement sont seuls conventionnels. Un exemple emprunté à un des plus anciens troubadours, Marcabrun, montrera ce que peut donner ce genre. Le troubadour, à cheval, a rencontré une bergère.

      Je pousse mon cheval vers elle:

      «Que ne puis-je arrêter, la belle,

      La bise qui vous échevèle!

      – Sire, me répond la vilaine,

      Si le vent souffle et me hérisse,

      Je dois au lait de ma nourrice

      De ne point trop m'en mettre en peine.

      – Sans médire de votre mère,

      La belle, il pourrait bien se faire

      Que quelque chevalier fût père

      D'une aussi courtoise vilaine

      Votre regard est un sourire;

      Plus je vous vois, plus je soupire

      Mais vous être trop inhumaine.

      – Non, non, sire, je suis la fille

      De gens dont toute la famille

      N'a manié que la faucille

      Ou le hoyau, dit la vilaine.

      J'en sais un qui vante sa race,

      Et qui devrait suivre leur trace

      Six jours ou sept dans la semaine.

      – Fille aussi farouche que belle,

      Je sais un peu, quand je m'en mêle,

      Apprivoiser une rebelle.

      On peut, avec telle vilaine,

      Faire amour loyal et sincère,

      Et vous m'êtes déjà plus chère

      Que la plus noble châtelaine.

      – Quand un homme a perdu la tête,

      Est-ce un vain serment qui l'arrête?

      Un mot, et votre bouche est prête,

      A baiser mes pieds de vilaine.

      Mais pensez-vous que je désire

      Perdre, pour vous plaire, beau sire,

      Ma richesse la plus certaine? 45

      L'auteur de cette traduction remarque que la vilaine, mise ainsi en scène, a «terriblement d'esprit» pour une femme des champs. «Ce n'est pas le long des haies, même en Gascogne, que fleurit une ironie si légère et si perçante à la fois.» C'est une réflexion qu'on peut faire à propos de la plupart des pastourelles. C'est un genre qui a pu être populaire; mais il a perdu ce caractère de très bonne heure.

      Comment d'ailleurs ce genre, s'il avait gardé la simplicité primitive que nous pouvons lui supposer, aurait-il eu des chances de plaire à la société raffinée pour laquelle écrivaient les troubadours? Aussi les bergères qu'ils mettent en scène ressemblent étrangement, du début à la fin de leur littérature, à celle de Marcabrun. C'est leur aïeule. Ce sont en général de vertueuses coquettes. Elles écoutent les compliments, acceptent les galanteries, mais finissent toujours par berner leur interlocuteur. Là encore règne la convention. Le charme de la plupart de ces compositions ne vient pas des tableaux champêtres qu'elles peuvent présenter, ni de la naïveté et de la simplicité des sentiments exprimés; il vient surtout de la forme dialoguée qui a permis aux auteurs de pastourelles de leur donner un tour dramatique. Elles se rapprochent à ce point de vue des débats que sont les tensons.

      De la pastourelle on rapproche ordinairement la romance. Dans la littérature du Nord de la France surtout ce rapprochement est légitime. On entendait par romance le récit d'une aventure d'amour fait par le poète, sous forme dialoguée. Par le contenu la romance est donc d'un caractère narratif; mais par la forme elle appartient à la poésie lyrique et par le dialogue surtout elle se rapproche de la pastourelle. Les exemples en sont très nombreux dans la littérature de langue d'oïl; ils sont au contraire très rares dans la poésie des troubadours.

      Cette rareté est très regrettable, si on en juge par les modèles qui nous restent, et dont les meilleurs sont, comme la pastourelle citée plus haut, du troubadour gascon Marcabrun. Voici la traduction de l'une de ces deux pièces. Elle est comme un écho des sentiments qui agitaient, au milieu du XIIe siècle, le cœur d'une jeune femme dont l'ami était parti pour la croisade.

      A la fontaine du verger, où l'herbe est verte sur le gravier, à l'ombre des beaux arbres, pendant que je cherchais de nouveaux chants et de blanches fleurs, je trouvai seule, sans compagnon, celle qui ne voulait pas de consolation.

      C'était une damoiselle au corps très beau, fille du seigneur du château; et, comme je croyais que les oiseaux et la verdure lui causaient de la joie et qu'elle écoutait mon badinage, elle changea tout à coup de couleur.

      Elle pleura des yeux et soupira du fond du cœur:

      «Jésus, dit-elle, roi du monde, c'est pour vous que croît ma douleur. Car les meilleurs soldats sont partis pour vous servir.

      «C'est pour vous qu'est parti mon doux ami, mon beau et mon vaillant ami.

      «A moi il ne m'est resté que les regrets et les pleurs. Ah! malheur au roi de France Louis, par qui le deuil est entré dans mon cœur.»

      Quand je la vis se désespérer, je vins près d'elle auprès du clair ruisseau. «Belle dame, dis-je, trop de pleurs abîment le visage et enlèvent ses couleurs. Il ne vous faut désespérer, car celui qui donne au bois ses feuilles peut aussi vous rendre la joie.

      « – Seigneur, dit-elle, je crois bien que Dieu aura pitié de moi dans l'autre monde, comme il aura pitié de tant d'autres pécheurs. Mais en attendant, il m'a enlevé celui qui faisait ma joie.»

      Cette énumération serait incomplète, si nous ne citions en terminant un des genres les plus gracieux que les troubadours aient traités. C'est celui de l'aube (prov. alba). Le nom lui vient de ce que le mot «aube» reparaît à chaque couplet. Pour caractériser le fond, il suffit de rappeler la situation de Roméo et Juliette, quand le chant mélodieux du rossignol vient leur annoncer le jour. Seulement, dans «l'aube», le chant du rossignol est remplacé par la voix d'un ami fidèle qui a poussé le dévouement jusqu'à

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<p>44</p>

Une des études les plus récentes sur la pastourelle est celle de M. A. Pillet, Studien zur Pastourelle, Breslau, 1902 (extrait de la Festschrift zum zehnten deutschen Neuphilologentag).

<p>45</p>

Traduction de M. A. Jeanroy, Origines, p. 31.