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tarbouch écarlate, aspirait par bouffées égales la fumée d’une cigarette de tabac turc, plus grosse que le petit doigt. Vingt autres flâneurs intéressés piétinaient ou attendaient autour d’eux, chacun pour soi, sans nul souci du voisin. Et les chanteurs traversaient en fredonnant, et les sylphes mâles, traînant un peu la savate, passaient en boitant, et, de minute en minute, une ombre féminine enveloppée de noir, de gris ou de marron, glissait entre les rares becs de gaz, méconnaissable à tous les yeux, excepté aux yeux de l’amour.

      On se rencontre, on s’aborde, on s’enfuit, sans prendre congé de la compagnie. Halte-là! voici un bruit étrange et un tumulte inusité. Deux ombres légères ont passé, deux hommes ont couru, deux flammes de cigare se sont rapprochées; on a entendu des éclats de voix et comme le bruit d’une rapide querelle. Les promeneurs se sont amassés sur un point; mais ils n’ont plus trouvé personne. Et maître Alfred L’Ambert redescend tout seul vers sa voiture, qui l’attendait au boulevard. Il hausse les épaules et regarde machinalement cette carte de visite tachée d’une large goutte de sang:

Ayvaz-BeySecrétaire de l’ambassade ottomane, Rue de Grenelle Saint-Germain, 100.

      Écoutez ce qu’il dit entre ses dents, le beau notaire de la rue de Verneuil:

      – La sotte affaire! Du diable si je savais qu’elle eût donné des droits à cet animal de Turc!.. car c’est bien lui … Aussi pourquoi n’avais-je pas mis mes lunettes?.. Il paraît que je lui ai donné un coup de poing sur le nez? Oui, sa carte est tachée et mes gants le sont aussi. Me voilà un Turc sur les bras par une simple maladresse; car je ne lui en veux pas, à ce garçon … La petite m’est fort indifférente, après tout … Il l’a, qu’il la garde! Deux honnêtes gens ne vont pas s’égorger pour mademoiselle Victorine Tompain … C’est ce maudit coup de poing qui gâte tout …

      Voilà ce qu’il disait entre ses dents, ses trente-deux dents, plus blanches et plus aiguës que celles d’un jeune loup. Il renvoya son cocher à la maison et se dirigea à pied, au petit pas, vers le cercle des Chemins de fer. Là, il trouva deux amis et leur conta son aventure. Le vieux marquis de Villemaurin, ancien capitaine de la garde royale, et le jeune Henri Steimbourg, agent de change, jugèrent unanimement que le coup de poing gâtait tout.

      II

      LA CHASSE AU CHAT

      UN philosophe turc a dit:

      «Il n’y a pas de coups de poing agréables; mais les coups de poing sur le nez sont les plus désagréables de tous.»

      Le même penseur ajoute avec raison, dans le chapitre suivant:

      «Frapper un ennemi devant la femme qu’il aime, c’est le frapper deux fois. Tu offenses le corps et l’âme.»

      C’est pourquoi le patient Ayvaz-Bey rugissait de colère en ramenant mademoiselle Tompain et sa mère à l’appartement qu’il leur avait meublé. Il leur donna le bonsoir à leur porte, sauta dans une voiture et se fit mener, toujours saignant, chez son collègue et son ami Ahmed.

      Ahmed dormait sous la garde d’un nègre fidèle; mais, s’il est écrit: «Tu n’éveilleras point ton ami qui dort», il est écrit aussi: «Éveille-le cependant s’il y a danger pour lui ou pour toi.» On éveilla le bon Ahmed. C’était un long Turc de trente-cinq ans, maigre et fluet, avec de grandes jambes arquées. Excellent homme, d’ailleurs, et garçon d’esprit. Il y a du bon, quoi qu’on dise, chez ces gens-là. Lorsqu’il vit la figure ensanglantée de son ami, il commença par lui faire apporter un grand bassin d’eau fraîche; car il est écrit: «Ne délibère pas avant d’avoir lavé ton sang: tes pensées seraient troubles et impures.»

      Ayvaz fut plus tôt débarbouillé que calmé. Il raconta son aventure avec colère. Le nègre, qui se trouvait en tiers dans la confidence, offrit aussitôt de prendre son kandjar et d’aller tuer M. L’Ambert. Ahmed-Bey le remercia de ses bonnes intentions en le poussant du pied hors de la chambre.

      – Et maintenant, dit-il au bon Ayvaz, que ferons-nous?

      – C’est bien simple, répondit l’autre: je lui couperai le nez demain matin. La loi du talion est écrite dans le Koran: «Œil pour œil, dent pour dent, nez pour nez!»

      Ahmed lui remontra que le Koran était sans doute un bon livre, mais qu’il avait un peu vieilli. Les principes du point d’honneur ont changé depuis Mahomet. D’ailleurs, à supposer qu’on appliquât la loi au pied de la lettre, Ayvaz serait réduit à rendre un coup de poing à M. L’Ambert.

      – De quel droit lui couperais-tu le nez, lorsqu’il n’a pas coupé le tien?

      Mais un jeune homme qui vient d’avoir le nez écrasé en présence de sa maîtresse se rend-il jamais à la raison? Ayvaz voulait du sang. Ahmed dut lui en promettre.

      – Soit, lui dit-il. Nous représentons notre pays à l’étranger; nous ne devons pas recevoir un affront sans faire preuve de courage. Mais comment pourras-tu te battre en duel avec M. L’Ambert suivant les usages de ce pays? Tu n’as jamais tiré l’épée.

      – Qu’ai-je à faire d’une épée? Je veux lui couper le nez, te dis-je, et une épée ne me servirait de rien pour ce que je veux!..

      – Si du moins tu étais d’une certaine force au pistolet?

      – Es-tu fou? que ferais-je d’un pistolet pour couper le nez d’un insolent? Je … Oui, c’est décidé! va le trouver, arrange tout pour demain! nous nous battrons au sabre!

      – Mais, malheureux! que feras-tu d’un sabre? Je ne doute pas de ton cœur, mais je puis dire sans t’offenser que tu n’es pas de la force de Pons.

      – Qu’importe! lève-toi, et va lui dire qu’il tienne son nez à ma disposition pour demain matin!

      Le sage Ahmed comprit que la logique aurait tort, et qu’il raisonnait en pure perte. A quoi bon prêcher un sourd qui tenait à son idée comme le pape au temporel? Il s’habilla donc, prit avec lui le premier drogman, Osman-Bey, qui rentrait du cercle Impérial, et se fit conduire à l’hôtel de maître L’Ambert. L’heure était parfaitement indue; mais Ayvaz ne voulait pas qu’on perdît un seul moment.

      Le dieu des batailles ne le voulait pas non plus; au moins tout me porte à le croire. Dans l’instant que le premier secrétaire allait sonner chez maître L’Ambert, il rencontra l’ennemi en personne, qui revenait à pied en causant avec ses deux témoins.

      Maître L’Ambert vit les bonnets rouges, comprit, salua et prit la parole avec une certaine hauteur qui n’était pas tout à fait sans grâce.

      – Messieurs, dit-il aux arrivants, comme je suis le seul habitant de cet hôtel, j’ai lieu de croire que vous me faisiez l’honneur de venir chez moi. Je suis M. L’Ambert; permettez-moi de vous introduire.

      Il sonna, poussa la porte, traversa la cour avec ses quatre visiteurs nocturnes et les conduisit jusque dans son cabinet de travail. Là, les deux Turcs déclinèrent leurs noms, le notaire leur présenta ses deux amis et laissa les parties en présence.

      Un duel ne peut avoir lieu dans notre pays que par la volonté ou tout au moins le consentement de six personnes. Or, il y en avait cinq qui ne souhaitaient nullement celui-ci. Maître L’Ambert était brave; mais il n’ignorait pas qu’un éclat de cette sorte, à propos d’une petite danseuse de l’Opéra, compromettrait gravement son étude. Le marquis de Villemaurin, vieux raffiné des plus compétents en matière de point d’honneur, disait que le duel est un jeu noble, où tout, depuis le commencement jusqu’à la fin de la partie, doit être correct. Or, un coup de poing dans le nez pour une demoiselle Victorine Tompain était la plus ridicule entrée de jeu qu’on pût imaginer. Il affirmait, d’ailleurs, sous la responsabilité de son honneur, que M. Alfred L’Ambert n’avait pas vu Ayvaz-Bey, qu’il n’avait voulu frapper ni lui ni personne. M. L’Ambert avait cru reconnaître deux dames, et s’était approché vivement pour les saluer.

      En portant la main à son chapeau, il avait heurté violemment, mais sans aucune intention, une personne qui accourait en sens

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