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extraordinaire? dit la Corilla en riant de son trouble.

      – Je me demandais, moi, répondit Anzoleto avec beaucoup de présence d’esprit, quel palais de rois ou de fées pourrait être digne de l’orgueilleux mortel qui y porterait le souvenir d’un regard d’amour de la Corilla!

      – Et que prétend dire par là ce flatteur? reprit-elle en lui lançant le plus brûlant regard qu’elle put tirer de son arsenal de diableries.

      – Que je n’ai pas ce bonheur, répondit le jeune homme; mais que si je l’avais, j’aurais l’orgueil de ne vouloir demeurer qu’entre le ciel et la mer, comme les étoiles.

      – Ou comme les cuccali? s’écria la cantatrice en éclatant de rire. On sait que les goélands sont des oiseaux d’une simplicité proverbiale, et que leur maladresse équivaut, dans le langage de Venise, à notre locution, étourdi comme un hanneton.

      – Raillez-moi, méprisez-moi, répondit Anzoleto; je crois que j’aime encore mieux cela que de ne pas vous occuper du tout.

      – Allons, puisque tu ne veux me répondre que par métaphores, reprit-elle, je vais t’emmener dans ma gondole, sauf à t’éloigner de ta demeure, au lieu de t’en rapprocher. Si je te joue ce mauvais tour, c’est ta faute.

      – Était-ce là le motif de votre curiosité, signora? En ce cas ma réponse est bien courte et bien claire: Je demeure sur les marches de votre palais.

      – Va donc m’attendre sur les marches de celui où nous sommes, dit la Corilla en baissant la voix; car Zustiniani pourrait bien blâmer l’indulgence avec laquelle j’écoute tes fadaises.»

      Dans le premier élan de sa vanité, Anzoleto s’esquiva, et courut voltiger de l’embarcadère du palais à la proue de la gondole de Corilla, comptant les secondes aux battements rapides de son cœur enivré. Mais avant qu’elle parût sur les marches du palais, bien des réflexions passèrent par la cervelle active et ambitieuse du débutant. La Corilla est toute-puissante, se dit-il, mais si, à force de lui plaire, j’allais déplaire au comte? ou bien si j’allais par mon trop facile triomphe, lui faire perdre la puissance qu’elle tient de lui, en le dégoûtant tout à fait d’une maîtresse si volage?

      Dans ces perplexités, Anzoleto mesura de l’œil l’escalier qu’il pouvait remonter encore, et il songeait à effectuer son évasion, lorsque les flambeaux brillèrent sous le portique, et la belle Corilla, enveloppée de son mantelet d’hermine, parut sur les premiers degrés, au milieu d’un groupe de cavaliers jaloux de soutenir son coude arrondi dans le creux de leur main, et de l’aider ainsi à descendre, comme c’est la coutume à Venise.

      Eh bien, dit le gondolier de la prima donna à Anzoleto éperdu, que faites-vous là? Entrez dans la gondole bien vite, si vous en avez la permission; ou bien suivez la rive et courez, car le seigneur comte est avec la signora.»

      Anzoleto se jeta au fond de la gondole sans savoir ce qu’il faisait. Il avait la tête perdue. Mais à peine y fut-il, qu’il s’imagina la stupeur et l’indignation qu’éprouverait le comte s’il entrait dans la gondole avec sa maîtresse, en trouvant là son insolent protégé. Son angoisse fut d’autant plus cruelle qu’elle se prolongea plus de cinq minutes. La signora s’était arrêtée au beau milieu de l’escalier. Elle causait, riait très haut avec son cortège, et, discutant sur un trait, elle le répétait à pleine voix de plusieurs manières différentes. Sa voix claire et vibrante allait se perdre sur les palais et sur les coupoles du canal, comme le chant du coq réveillé avant l’aube se perd dans le silence des campagnes.

      Anzoleto, n’y pouvant plus tenir, résolut de s’élancer dans l’eau par l’ouverture de la gondole qui ne faisait pas face à l’escalier. Déjà il avait fait glisser la glace dans son panneau de velours noir, et déjà il avait passé une jambe dehors, lorsque le second rameur de la prima donna, celui qui occupait à la poupe, se penchant vers lui sur le flanc de la cabanette, lui dit à voix basse:

      Puisqu’on chante, cela veut dire que vous devez vous tenir coi, et attendre sans crainte.»

      Je ne connaissais pas les usages, pensa Anzoleto, et il attendit, mais non sans un reste de frayeur douloureuse. La Corilla se donna le plaisir d’amener le comte jusqu’à la proue de sa gondole, et de s’y tenir debout en lui adressant les compliments de felicissima notte, jusqu’à ce qu’elle eût quitté la rive: puis elle vint s’asseoir auprès de son nouvel amant avec autant de naturel et de tranquillité que si elle n’eût pas risqué la vie de celui-ci et sa propre fortune à ce jeu impertinent.

      Vous voyez bien la Corilla? disait pendant ce temps Zustiniani au comte Barberigo; eh bien, je parierai ma tête qu’elle n’est pas seule dans sa gondole.

      – Et comment pouvez-vous avoir une pareille idée? reprit Barberigo.

      – Parce qu’elle m’a fait mille instances pour que je la reconduisisse à son palais.

      – Et vous n’êtes pas plus jaloux que cela?

      – Il y a longtemps que je suis guéri de cette faiblesse. Je donnerais beaucoup pour que notre première cantatrice s’éprît sérieusement de quelqu’un qui lui fit préférer le séjour de Venise aux rêves de voyage dont elle me menace. Je puis très bien me consoler de ses infidélités; mais je ne pourrais remplacer ni sa voix, ni son talent, ni la fureur du public qu’elle captive à San Samuel.

      – Je comprends; mais qui donc peut être ce soir l’amant heureux de cette folle princesse?»

      Le comte et son ami passèrent en revue tous ceux que la Corilla avait pu remarquer et encourager dans la soirée. Anzoleto fut absolument le seul dont ils ne s’avisèrent pas.

      V. Cependant un violent combat s’élevait dans l’âme de cet heureux amant que l’onde et la nuit emportaient dans leurs ombres tranquilles…

      Cependant un violent combat s’élevait dans l’âme de cet heureux amant que l’onde et la nuit emportaient dans leurs ombres tranquilles, éperdu et palpitant auprès de la plus célèbre beauté de Venise. D’une part, Anzoleto sentait fermenter en lui l’ardeur d’un désir que la joie de l’orgueil satisfait rendait plus puissant encore; mais d’un autre côté, la crainte de déplaire bientôt, d’être raillé, éconduit et traîtreusement accusé auprès du comte, venait refroidir ses transports. Prudent et rusé comme un vrai Vénitien, il n’avait pas, depuis six ans, aspiré au théâtre sans s’être bien renseigné sur le compte de la femme fantasque et impérieuse qui en gouvernait toutes les intrigues. Il avait tout lieu de penser que son règne auprès d’elle serait de courte durée; et s’il ne s’était pas soustrait à ce dangereux honneur, c’est que, ne le prévoyant pas si proche, il avait été subjugué et enlevé par surprise. Il avait cru se faire tolérer par sa courtoisie, et voilà qu’il était déjà aimé pour sa jeunesse, sa beauté et sa gloire naissante! Maintenant, se dit Anzoleto avec cette rapidité d’aperçus et de conclusions que possèdent quelques têtes merveilleusement organisées, il ne me reste plus qu’à me faire craindre, si je ne veux toucher au lendemain amer et ridicule de mon triomphe. Mais comment me faire craindre, moi, pauvre diable, de la reine des enfers en personne? Son parti fut bientôt pris. Il se jeta dans un système de méfiance, de jalousies et d’amertumes dont la coquetterie passionnée étonna la prima donna. Toute leur causerie ardente et légère peut se résumer ainsi:

      Anzoleto. Je sais bien que vous ne m’aimez pas, que vous ne m’aimerez jamais, et voilà pourquoi je suis triste et contraint auprès de vous.

      Corilla. Et si je t’aimais?

      Anzoleto. Je serais tout à fait désespéré, parce qu’il me faudrait tomber du ciel dans un abîme, et vous perdre peut-être une heure après vous avoir conquise au prix de tout mon bonheur futur.

      Corilla. Et qui te fait croire à tant d’inconstance de ma part?

      Anzeloto. D’abord, mon peu de mérite. Ensuite, tout le mal qu’on dit de vous.

      Corilla.

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