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sûr, qu’on lui avait versé là, et qui le gelait du cœur aux entrailles.

      Il grelottait malgré l’heure splendide, voyait dans une reculée blafarde des ombres qui allaient et venaient, un tonneau d’arrosage arrêté devant la Madeleine, et cet entrecroisement de voitures roulant sur la terre molle silencieusement comme sur de la ouate. Plus de bruit dans Paris, plus rien que ce qui se disait à cette table. Maintenant Déchelette parlait, c’est lui qui versait le poison :

      – Quelle atroce chose que ces ruptures… Et sa voix tranquille et railleuse prenait une expression de douceur, de pitié infinie… On a vécu des années ensemble, dormi l’un contre l’autre, confondu ses rêves, sa sueur. On s’est tout dit, tout donné. On a pris des habitudes, des façons d’être, de parler, même des traits l’un de l’autre. On se tient de la tête aux pieds… Le collage enfin !… Puis brusquement on se quitte, on s’arrache… Comment font-ils ? Comment a-t-on ce courage ?… Moi, jamais je ne pourrais… Oui, trompé, outragé, sali de ridicule et de boue, la femme pleurerait, me dirait : « Reste… » Je ne m’en irais pas… Et voilà pourquoi, quand j’en prends une, ce n’est jamais qu’à la nuit… Pas de lendemain, comme disait la vieille France… ou alors le mariage. C’est définitif et plus propre.

      – Pas de lendemain… pas de lendemain… Vous en parlez à votre aise. Il y a des femmes qu’on ne garde pas qu’une nuit… Celle-là par exemple…

      – Je ne lui ai pas donné une minute de grâce… fit Déchelette avec un placide sourire que le pauvre amant trouva hideux.

      – Alors c’est que vous n’étiez pas son type, sans quoi… C’est une fille, quand elle aime, elle se cramponne… Elle a le goût du ménage… Du reste, pas de chance dans ses installations. Elle se met avec Dejoie, le romancier ; il meurt… Elle passe à Ezano, il se marie… Après, est venu le beau Flamant, le graveur, l’ancien, modèle, – car elle a toujours eu le béguin du talent ou de la beauté, – et vous savez son épouvantable aventure…

      – Quelle aventure ?… » demanda Gaussin, la voix étranglée ; et il se remit à tirer sur sa paille, en écoutant le drame d’amour, qui passionna Paris, il y a quelques années.

      Le graveur était pauvre, fou de cette femme ; et de peur d’être lâché, pour lui maintenir son luxe, il fit de faux billets de banque. Découvert presque aussitôt, coffré avec sa maîtresse, il en fut quitte pour dix ans de réclusion, elle six mois de prévention à Saint-Lazare, la preuve de son innocence ayant été faite.

      Et Caoudal rappelait à Déchelette, – qui avait suivi le. procès, – comme elle était jolie sous son petit bonnet de Saint Lazare, et crâne, pas geignarde, fidèle à son homme jusqu’au bout… Et sa réponse à ce vieux cornichon de président, et le baiser qu’elle envoyait à Flamant par-dessus les tricornes des gendarmes, en lui criant d’une voix à attendrir les pierres : « T’ennuie pas, m’ami… Les beaux jours reviendront, nous nous aimerons encore !… » Tout de même, ça l’avait un peu dégoûtée du ménage, la pauvre fille.

      « Depuis, lancée dans le monde chic, elle a pris des amants au mois, à la semaine, et jamais d’artistes… Oh ! les artistes, elle en a une peur… J’étais le seul, je crois bien, qu’elle eût continué à voir… De loin en loin elle venait fumer sa cigarette à l’atelier. Puis j’ai passé des mois sans entendre parler d’elle, jusqu’au jour où je l’ai retrouvée en train de déjeuner avec ce bel enfant et lui mangeant des raisins sur la bouche. Je me suis dit : voilà ma Sapho repincée. »

      Jean ne put en entendre davantage. Il se sentait mourir de tout ce poison absorbé. Après le froid de tout à l’heure, une brûlure lui tordait la poitrine, montait à sa tête bourdonnante et près d’éclater comme une tôle chauffée à blanc. Il traversa la chaussée, en chancelant sous les roues des voitures. Des cochers criaient. À qui en avaient-ils, ces imbéciles ?

      En passant sur le marché de la Madeleine, il fut troublé par une odeur d’héliotrope, l’odeur préférée de sa maîtresse. Il pressa le pas pour la fuir, et furieux, déchiré, il pensait tout haut : « ma maîtresse !… oui, une belle ordure… Sapho, Sapho… Dire que j’ai vécu un an avec ça !… » Il répétait le nom avec rage, se rappelant l’avoir vu sur les petits journaux parmi d’autres sobriquets de filles, dans le grotesque Almanach-Gotha de la galanterie : Sapho, Cora, Caro, Phryné, Jeanne de Poitiers, le Phoque…

      Et avec les cinq lettres de son nom abominable, toute la vie de cette femme lui passait en fuite d’égout sous les yeux… L’atelier de Caoudal, les trépignées chez La Gournerie, les factions de nuit devant les bouges ou sur le paillasson du poète… Puis le beau graveur, les faux, la cour d’assises… et le petit bonnet du bagne qui lui allait si bien, et le baiser jeté à son faussaire : « T’ennuie pas, m’ami… » M’ami ! le même nom, la même caresse que pour lui… Quelle honte ! Ah ! il allait joliment te balayer ces saletés-là… Et toujours cette odeur d’héliotrope qui le poursuivait dans un crépuscule du même lilas pâle que la toute petite fleur.

      Tout à coup, il s’aperçut qu’il était encore à arpenter le marché comme un pont de bateau. Il reprit sa course, arriva d’une traite rue d’Amsterdam, bien décidé à chasser cette femme de chez lui, à la jeter sur l’escalier sans explication, en lui crachant l’injure de son nom dans le dos. À la porte il hésita, réfléchit, fit quelques pas encore. Elle allait crier, sangloter, lâcher par la maison tout son vocabulaire du trottoir, comme là-bas, rue de l’Arcade…

      Écrire ?… oui, c’est cela, il valait mieux écrire, lui régler son compte en quatre mots, bien féroces. Il entra dans une taverne anglaise, déserte et morne sous le gaz qu’on allumait, s’assit à une table empoissée, près de l’unique consommateur, une fille à tête de mort qui dévorait du saumon fumé, sans boire. Il demanda une pinte d’ale, n’y toucha pas et commença une lettre. Mais trop de mots se pressaient dans sa tête, qui voulaient sortir à la fois, et que l’encre décomposée et grumeleuse traçait lentement à son gré.

      Il déchirait deux ou trois commencements, s’en allait enfin sans écrire, quand tout bas près de lui une bouche pleine et vorace demanda timidement : « Vous ne buvez pas ?… on peut ?… » Il fit signe que oui. La fille se jeta sur la pinte et la vida d’une goulée violente qui révélait la détresse de cette malheureuse, ayant tout juste dans sa poche de quoi rassasier sa faim sans l’arroser d’un peu de bière. Une pitié lui vint, qui l’apaisa, l’éclaira subitement sur les misères d’une vie de femme ; et il se mit à juger plus humainement, à raisonner son malheur.

      Après tout, elle ne lui avait pas menti ; et s’il ne savait rien de sa vie, c’est qu’il ne s’en était jamais soucié. Que lui reprochait-il ?… Son temps à Saint-Lazare ?… Mais puisqu’on l’avait acquittée, portée presque en triomphe à la sortie… Alors, quoi ? D’autres hommes avant lui ?… Est-ce qu’il ne le savait pas ?… Quelle raison de lui en vouloir davantage, parce que les noms de ces amants étaient connus, célèbres, qu’il pouvait les rencontrer, leur parler, regarder leurs portraits aux devantures ? Devait-il lui faire un crime d’avoir préféré ceux-là ?

      Et tout au fond de son être, se levait une fierté mauvaise, inavouable, de la partager avec ces grands artistes, de se dire qu’ils l’avaient trouvée belle. À son âge on n’est jamais sûr, on ne sait pas bien. On aime la femme, l’amour ; mais les yeux et l’expérience manquent, et le jeune amant qui vous montre un portrait de sa maîtresse, cherche un regard, une approbation qui le rassurent. La figure de Sapho lui semblait grandie, auréolée, depuis qu’il la savait chantée par La Gournerie, fixée par Caoudal dans le marbre et le bronze.

      Mais brusquement repris de rage, il quittait le banc où sa méditation l’avait jeté sur un boulevard extérieur, au milieu des cris d’enfants, des commérages de femmes d’ouvriers dans la poudreuse soirée de juin ; et il se remettait à marcher, à parler tout haut, furieusement… Joli, le bronze de Sapho… du bronze de commerce, qui a traîné partout, banal comme un air d’orgue, comme ce mot

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