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Alcide Jolivet avec son plus aimable sourire.

      – Et il fonctionne toujours jusqu’à Kolyvan ?

      – Cela, je l’ignore, mais je puis vous assurer, par exemple, qu’il fonctionne de Kazan à Paris !

      – Vous avez adressé une dépêche… à votre cousine ?…

      – Avec enthousiasme.

      – Vous avez donc appris ?…

      – Tenez, mon petit père, pour parler comme les Russes, répondit Alcide Jolivet, je suis bon enfant, moi, et je ne veux rien avoir de caché pour vous. Les Tartares, Féofar-Khan à leur tête, ont dépassé Sémipalatinsk et descendent le cours de l’Irtyche. Faites-en votre profit !

      Comment ! Une si grave nouvelle, et Harry Blount ne la connaissait pas, et son rival, qui l’avait vraisemblablement apprise de quelque habitant de Kazan, l’avait aussitôt transmise à Paris ! Le journal anglais était distancé ! Aussi, Harry Blount, croisant ses mains derrière son dos, alla-t-il s’asseoir à l’arrière du steam-boat, sans ajouter une parole.

      Vers dix heures du matin, la jeune Livonienne, ayant quitté sa cabine, monta sur le pont.

      Michel Strogoff, allant à elle, lui tendit la main.

      – Regarde, sœur, lui dit-il après l’avoir amenée jusque sur l’avant du Caucase.

      Et, en effet, le site valait qu’on l’examinât avec quelque attention.

      Le Caucase arrivait, en ce moment, au confluent du Volga et de la Kama. C’est là qu’il allait quitter le grand fleuve, après l’avoir descendu pendant plus de quatre cents verstes, pour remonter l’importante rivière sur un parcours de quatre cent soixante verstes (490 kilomètres).

      En cet endroit, les eaux des deux courants mêlaient leurs teintes un peu différentes, et la Kama, rendant à la rive gauche le même service que l’Oka avait rendu à sa rive droite en traversant Nijni-Novgorod, l’assainissait encore de son limpide affluent.

      La Kama s’ouvrait largement alors, et ses rives boisées étaient charmantes. Quelques voiles blanches animaient ses belles eaux, tout imprégnées de rayons solaires. Les coteaux, plantés de trembles, d’aunes et parfois de grands chênes, fermaient l’horizon par une ligne harmonieuse, que l’éclatante lumière de midi confondait en certains points avec le fond du ciel.

      Mais ces beautés naturelles ne semblaient pas pouvoir détourner, même un instant, les pensées de la jeune Livonienne. Elle ne voyait qu’une chose, le but à atteindre, et la Kama n’était pour elle qu’un chemin plus facile pour y arriver. Ses yeux brillaient extraordinairement en regardant vers l’est, comme si elle eût voulu percer de son regard cet impénétrable horizon.

      Nadia avait laissé sa main dans la main de son compagnon, et bientôt, se retournant vers lui :

      – À quelle distance sommes-nous de Moscou ? lui demanda-t-elle.

      – À neuf cents verstes ! répondit Michel Strogoff.

      – Neuf cents sur sept mille ! murmura la jeune fille. C’était l’heure du déjeuner, qui fut annoncé par quelques tintements de la cloche. Nadia suivit Michel Strogoff au restaurant du steam-boat. Elle ne voulut point toucher à ces hors-d’œuvre, servis à part, tels que caviar, harengs coupés en petites tranches, eau-de-vie de seigle anisée, destinés à stimuler l’appétit, suivant un usage commun à tous les pays du Nord, en Russie comme en Suède ou en Norvège. Nadia mangea peu, et peut-être comme une pauvre fille dont les ressources sont très restreintes. Michel Strogoff crut donc devoir se contenter du menu qui allait suffire à sa compagne, c’est-à-dire d’un peu de « koulbat », sorte de pâté fait avec des jaunes d’œufs, du riz et de la viande pilée, de choux rouges farcis au caviar[7] et de thé pour toute boisson.

      Ce repas ne fut donc ni long ni coûteux, et, moins de vingt minutes après s’être mis tous les deux à table, Michel Strogoff et Nadia remontaient ensemble sur le pont du Caucase.

      Alors, ils s’assirent à l’arrière, et, sans autre préambule, Nadia, baissant la voix de manière à n’être entendue que de lui seul :

      – Frère, dit-elle, je suis la fille d’un exilé. Je me nomme Nadia Fédor. Ma mère est morte à Riga, il y a un mois à peine, et je vais à Irkoutsk rejoindre mon père pour partager son exil.

      – Je vais moi-même à Irkoutsk, répondit Michel Strogoff, et je regarderai comme une faveur du Ciel de remettre Nadia Fédor, saine et sauve, entre les mains de son père.

      – Merci, frère ! répondit Nadia.

      Michel Strogoff ajouta alors qu’il avait obtenu un podaroshna spécial pour la Sibérie, et que, du côté des autorités russes, rien ne pourrait entraver sa marche.

      Nadia n’en demanda pas davantage. Elle ne voyait qu’une chose dans la rencontre providentielle de ce jeune homme simple et bon : le moyen pour elle d’arriver jusqu’à son père.

      – J’avais, lui dit-elle, un permis qui me donnait l’autorisation de me rendre à Irkoutsk ; mais l’arrêté du gouverneur de Nijni-Novgorod est venu l’annuler, et sans toi, frère, je n’aurais pu quitter la ville où tu m’as trouvée et dans laquelle, bien sûr, je serais morte !

      – Et seule, Nadia, répondit Michel Strogoff, seule, tu osais t’aventurer à travers les steppes de la Sibérie !

      – C’était mon devoir, frère.

      – Mais ne savais-tu pas que le pays, soulevé et envahi, était devenu presque infranchissable ?

      – L’invasion tartare n’était pas connue quand je quittai Riga, répondit la jeune Livonienne. C’est à Moscou seulement que j’ai appris cette nouvelle !

      – Et, malgré cela, tu as poursuivi ta route ?

      – C’était mon devoir.

      Ce mot résumait tout le caractère de cette courageuse jeune fille. Ce qui était son devoir, Nadia n’hésitait jamais à le faire.

      Elle parla alors de son père, Wassili Fédor. C’était un médecin estimé de Riga. Il exerçait sa profession avec succès et vivait heureux au milieu des siens. Mais son affiliation à une société secrète étrangère ayant été établie, il reçut l’ordre de partir pour Irkoutsk, et les gendarmes, qui lui apportaient cet ordre, le conduisirent sans délai au-delà de la frontière.

      Wassili Fédor n’eut que le temps d’embrasser sa femme, déjà bien souffrante, sa fille, qui allait peut-être rester sans appui, et, pleurant sur ces deux êtres qu’il aimait, il partit.

      Depuis deux ans, il habitait la capitale de la Sibérie orientale, et, là, il avait pu continuer, mais presque sans profit, sa profession de médecin. Néanmoins, peut-être eût-il été heureux, autant qu’un exilé peut l’être, si sa femme et sa fille eussent été près de lui. Mais Mme Fédor, déjà bien affaiblie, n’aurait pu quitter Riga. Vingt mois après le départ de son mari, elle mourut dans les bras de sa fille, qu’elle laissait seule et presque sans ressources. Nadia Fédor demanda alors et obtint facilement du gouvernement russe l’autorisation de rejoindre son père à Irkoutsk. Elle lui écrivit qu’elle partait. À peine avait-elle de quoi suffire à ce long voyage, et, cependant, elle n’hésita pas à l’entreprendre. Elle faisait ce qu’elle pouvait !…

      Dieu ferait le reste. Pendant ce temps, le Caucase remontait le courant de la rivière. La nuit était venue, et l’air s’imprégnait d’une délicieuse fraîcheur. Des étincelles s’échappaient par milliers de la cheminée du steam-boat, chauffée au bois de pin, et, au murmure des eaux brisées sous son étrave, se mêlaient les rugissements des loups qui infestaient dans l’ombre la rive droite de la Kama.

      IX. En tarentass nuit et jour

      Le lendemain, 18 juillet, le Caucase s’arrêtait au débarcadère

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<p>7</p>

Le caviar est un mets russe qui se compose d’oeufs d’esturgeon salés.