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travestie, les yeux baissés, la voix mielleuse, le geste patelin, elle ressemblait si peu à la terrible patronne de la Poivrière que ses pratiques eussent hésité à la reconnaître.

      En revanche, rien que sur la mine, un vieux et honnête célibataire lui eût proposé vingt francs par mois pour se charger de son ménage.

      Mais M. Segmuller avait démasqué bien d’autres hypocrisies, et l’idée qui lui vint fut celle qui brilla dans les yeux de Lecoq.

      – Quelle vieille comédienne !…

      Sa perspicacité, il est vrai, devait être singulièrement aidée par quelques notes qu’il venait de parcourir. Ces notes étaient simplement le dossier de la veuve Chupin adressé à titre de renseignement au parquet par la Préfecture de police.

      Son examen achevé, le juge d’instruction fit signe à Goguet, son souriant greffier, de se préparer à écrire.

      – Votre nom ?… demanda-t-il brusquement à la prévenue.

      – Aspasie Clapard, mon bon monsieur, répondit la vieille femme, veuve Chupin, pour vous servir.

      Elle esquissa une belle révérence, et ajouta :

      – Veuve légitime, s’entend, j’ai mes papiers de mariage dans ma commode, et si on veut envoyer quelqu’un….

      – Votre âge ?… interrompit le juge.

      – Cinquante-quatre ans.

      – Votre profession ?…

      – Débitante de boissons, à Paris, tout près de la rue du Château-des-Rentiers, à deux pas des fortifications.

      Ces questions d’individualité sont le début obligé de tout interrogatoire.

      Elles laissent au prévenu et au juge le temps de s’étudier réciproquement, de se tâter pour ainsi dire, avant d’engager la lutte sérieuse, comme deux adversaires qui, sur le point de se battre à l’épée, essaieraient quelques passes avec des fleurets mouchetés.

      – Maintenant, poursuivit le juge, occupons-nous de vos antécédents. Vous avez déjà subi plusieurs condamnations ?…

      La vieille récidiviste était assez au fait de la procédure criminelle pour n’ignorer pas le mécanisme de ce fameux casier judiciaire, une des merveilles de la justice française, qui rend si difficiles les négations d’identité.

      – J’ai eu des malheurs, mon bon juge, pleurnicha-t-elle.

      – Oui, et en assez grand nombre. Tout d’abord, vous avez été poursuivie pour recel d’objets volés.

      – Mais j’ai été renvoyée plus blanche que neige. Mon pauvre défunt avait été trompé par des camarades.

      – Soit. Mais c’est bien vous qui, pendant que votre mari subissait sa peine, avez été condamnée pour vol à un mois de prison une première fois, et à trois mois ensuite.

      – J’avais des ennemis qui m’en voulaient, des voisins qui ont fait des cancans…

      – En dernier lieu, vous avez été condamnée pour avoir entraîné au désordre des jeunes filles mineures….

      – Des coquines, mon bon cher monsieur, des petites sans cœur… Je leur avais rendu service, et après elles sont allées conter des menteries pour me faire du tort … j’ai toujours été trop bonne.

      La liste des malheurs de l’honnête veuve n’était pas épuisée, mais M. Segmuller crut inutile de poursuivre.

      – Voilà le passé, reprit-il. Pour le présent, votre cabaret est un repaire de malfaiteurs. Votre fils en est à sa quatrième condamnation, et il est prouvé que vous avez encouragé et favorisé ses détestables penchants. Votre belle-fille, par miracle, est restée honnête et laborieuse, aussi l’avez-vous accablée de tant de mauvais traitements que le commissaire du quartier a dû intervenir. Quand elle a quitté votre maison, vous vouliez garder son enfant… pour l’élever comme son père, sans doute.

      C’était, pensa la vieille, le moment de s’attendrir. Elle sortit de sa poche son mouchoir neuf, roide encore de l’apprêt, et essaya en se frottant énergiquement les yeux de s’arracher une larme … On en eût aussi aisément tiré d’un morceau de parchemin.

      – Misère !… gémissait-elle, me soupçonner, moi, de songer à conduire à mal mon petit-fils, mon pauvre petit Toto !… Je serais donc pire que les bêtes sauvages, je voudrais donc la perdition de mon propre sang !…

      Mais ces lamentations paraissaient ne toucher que très médiocrement le juge ; elle s’en aperçut, et changeant brusquement de système et de ton, elle entama sa justification.

      Elle ne niait rien positivement, mais elle rejetait tout sur le sort, qui n’est pas juste, qui favorise les uns, non les meilleurs souvent, et accable les autres.

      Hélas ! elle était de ceux qui n’ont pas de chance, ayant toujours été innocente et persécutée. En cette dernière affaire, par exemple, où était sa faute ? Un triple meurtre avait ensanglanté son cabaret, mais les établissements les plus honnêtes ne sont pas à l’abri d’une catastrophe pareille.

      Elle avait eu le temps de réfléchir, dans le silence des « secrets, » elle avait fouillé jusqu’aux derniers replis de sa conscience, et cependant elle en était encore à se demander quels reproches on pouvait raisonnablement lui adresser….

      – Je puis vous le dire, interrompit le juge : on vous reproche d’entraver autant qu’il est en vous l’action de la loi….

      – Est-il, Dieu !… possible !…

      – Et de chercher à égarer la justice. C’est de la complicité, cela, veuve Chupin, prenez-y garde. Quand la police s’est présentée, au moment même du crime, vous avez refusé de répondre.

      – J’ai dit tout ce que je savais.

      – Eh bien !… il faut me le répéter.

      M. Segmuller devait être content. Il avait conduit l’interrogatoire de telle sorte, que la veuve Chupin se trouvait naturellement amenée à entreprendre d’elle-même le récit des faits.

      C’était un point capital. Des questions directes eussent peut-être éclairé cette vieille, si fine, qui gardait tout son sang-froid, et il importait qu’elle ne soupçonnât rien de ce que savait ou de ce qu’ignorait l’instruction.

      En l’abandonnant à sa seule inspiration, on devait obtenir dans son intégrité la version qu’elle se proposait de substituer à la vérité.

      Cette version, ni le juge, ni Lecoq n’en doutaient, devait avoir été concertée au poste de la place d’Italie, entre le meurtrier et le faux ivrogne, et transmise ensuite à la Chupin par ce hardi complice.

      – Oh !… la chose est bien simple, mon bon monsieur, commença l’honnête cabaretière. Dimanche soir, j’étais seule au coin de mon feu, dans la salle basse de mon établissement, quand tout à coup la porte s’ouvre, et je vois entrer trois hommes et deux dames.

      M. Segmuller et le jeune policier échangèrent un rapide regard. Le complice avait vu relever les empreintes, donc on n’essayait pas de contester la présence des deux femmes.

      – Quelle heure était-il ? demanda le juge.

      – Onze heures à peu près.

      – Continuez.

      – Sitôt assis, poursuivit la veuve, ces gens me commandent un saladier de vin à la française. Sans me vanter, je n’ai pas ma pareille pour préparer cette boisson. Naturellement, je les sers, et aussitôt après, comme j’avais des blouses à repriser pour mon garçon, je monte à ma chambre qui est au premier.

      – Laissant ces individus seuls ?

      – Oui, mon juge.

      – C’était, de votre part, beaucoup de confiance.

      La

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