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rien du tout. »

      J’avais mis mon pardessus, ce que M. de Guermantes, qui craignait les refroidissements, blâma, en descendant avec moi, à cause de la chaleur qu’il faisait. Et la génération de nobles qui a plus ou moins passé par Monseigneur Dupanloup parle un si mauvais français (excepté les Castellane), que le duc exprima ainsi sa pensée : « Il vaut mieux ne pas être couvert avant d’aller dehors, du moins en thèse générale. » Je revois toute cette sortie, je revois, si ce n’est pas à tort que je le place sur cet escalier, portrait détaché de son cadre, le prince de Sagan, duquel ce dut être la dernière soirée mondaine, se découvrant pour présenter ses hommages à la duchesse, avec une si ample révolution du chapeau haut de forme dans sa main gantée de blanc, qui répondait au gardénia de la boutonnière, qu’on s’étonnait que ce ne fût pas un feutre à plume de l’ancien régime, duquel plusieurs visages ancestraux étaient exactement reproduits dans celui de ce grand seigneur. Il ne resta qu’un peu de temps auprès d’elle, mais ses poses, même d’un instant, suffisaient à composer tout un tableau vivant et comme une scène historique. D’ailleurs, comme il est mort depuis, et que je ne l’avais de son vivant qu’aperçu, il est tellement devenu pour moi un personnage d’histoire, d’histoire mondaine du moins, qu’il m’arrive de m’étonner en pensant qu’une femme, qu’un homme que je connais sont sa sœur et son neveu.

      Pendant que nous descendions l’escalier, le montait, avec un air de lassitude qui lui seyait, une femme qui paraissait une quarantaine d’années bien qu’elle eût davantage. C’était la princesse d’Orvillers, fille naturelle, disait-on, du duc de Parme, et dont la douce voix se scandait d’un vague accent autrichien. Elle s’avançait, grande, inclinée, dans une robe de soie blanche à fleurs, laissant battre sa poitrine délicieuse, palpitante et fourbue, à travers un harnais de diamants et de saphirs. Tout en secouant la tête comme une cavale de roi qu’eût embarrassée son licol de perles, d’une valeur inestimable et d’un poids incommode, elle posait çà et là ses regards doux et charmants, d’un bleu qui, au fur et à mesure qu’il commençait à s’user, devenait plus caressant encore, et faisait à la plupart des invités qui s’en allaient un signe de tête amical. « Vous arrivez à une jolie heure, Paulette ! dit la duchesse. – Ah ! j’ai un tel regret ! Mais vraiment il n’y a pas eu la possibilité matérielle », répondit la princesse d’Orvillers qui avait pris à la duchesse de Guermantes ce genre de phrases, mais y ajoutait sa douceur naturelle et l’air de sincérité donné par l’énergie d’un accent lointainement tudesque dans une voix si tendre. Elle avait l’air de faire allusion à des complications de vie trop longues à dire, et non vulgairement à des soirées, bien qu’elle revînt en ce moment de plusieurs. Mais ce n’était pas elles qui la forçaient de venir si tard. Comme le prince de Guermantes avait pendant de longues années empêché sa femme de recevoir Mme d’Orvillers, celle-ci, quand l’interdit fut levé, se contenta de répondre aux invitations, pour ne pas avoir l’air d’en avoir soif, par des simples cartes déposées. Au bout de deux ou trois ans de cette méthode, elle venait elle-même, mais très tard, comme après le théâtre. De cette façon, elle se donnait l’air de ne tenir nullement à la soirée, ni à y être vue, mais simplement de venir faire une visite au Prince et à la Princesse, rien que pour eux, par sympathie, au moment où, les trois quarts des invités déjà partis, elle « jouirait mieux d’eux ». « Oriane est vraiment tombée au dernier degré, ronchonna Mme de Gallardon. Je ne comprends pas Basin de la laisser parler à Mme d’Orvillers. Ce n’est pas M. de Gallardon qui m’eût permis cela. » Pour moi, j’avais reconnu en Mme d’Orvillers la femme qui, près de l’hôtel Guermantes, me lançait de longs regards langoureux, se retournait, s’arrêtait devant les glaces des boutiques. Mme de Guermantes me présenta, Mme d’Orvillers fut charmante, ni trop aimable, ni piquée. Elle me regarda comme tout le monde, de ses yeux doux… Mais je ne devais plus jamais, quand je la rencontrerais, recevoir d’elle une seule de ces avances où elle avait semblé s’offrir. Il y a des regards particuliers et qui ont l’air de vous reconnaître, qu’un jeune homme ne reçoit jamais de certaines femmes – et de certains hommes – que jusqu’au jour où ils vous connaissent et apprennent que vous êtes l’ami de gens avec qui ils sont liés aussi.

      On annonça que la voiture était avancée. Mme de Guermantes prit sa jupe rouge comme pour descendre et monter en voiture, mais, saisie peut-être d’un remords, ou du désir de faire plaisir et surtout de profiter de la brièveté que l’empêchement matériel de le prolonger imposait à un acte aussi ennuyeux, elle regarda Mme de Gallardon ; puis, comme si elle venait seulement de l’apercevoir, prise d’une inspiration, elle retraversa, avant de descendre, toute la longueur du degré et, arrivée à sa cousine ravie, lui tendit la main. « Comme il y a longtemps », lui dit la duchesse qui, pour ne pas avoir à développer tout ce qu’était censé contenir de regrets et de légitimes excuses cette formule, se tourna d’un air effrayé vers le duc, lequel, en effet, descendu avec moi vers la voiture, tempêtait en voyant que sa femme était partie vers Mme de Gallardon et interrompait la circulation des autres voitures. « Oriane est tout de même encore bien belle ! dit Mme de Gallardon. Les gens m’amusent quand ils disent que nous sommes en froid ; nous pouvons, pour des raisons où nous n’avons pas besoin de mettre les autres, rester des années sans nous voir, nous avons trop de souvenirs communs pour pouvoir jamais être séparées, et, au fond, elle sait bien qu’elle m’aime plus que tant des gens qu’elle voit tous les jours et qui ne sont pas de son rang. » Mme de Gallardon était en effet comme ces amoureux dédaignés qui veulent à toute force faire croire qu’ils sont plus aimés que ceux que choie leur belle. Et (par les éloges que, sans souci de la contradiction avec ce qu’elle avait dit peu avant, elle prodigua en parlant de la duchesse de Guermantes) elle prouva indirectement que celle-ci possédait à fond les maximes qui doivent guider dans sa carrière une grande élégante laquelle, dans le moment même où sa plus merveilleuse toilette excite, à côté de l’admiration, l’envie, doit savoir traverser tout un escalier pour la désarmer. « Faites au moins attention de ne pas mouiller vos souliers » (il avait tombé une petite pluie d’orage), dit le duc, qui était encore furieux d’avoir attendu.

      Pendant le retour, à cause de l’exiguïté du coupé, les souliers rouges se trouvèrent forcément peu éloignés des miens, et Mme de Guermantes, craignant même qu’ils ne les eussent touchés, dit au duc : « Ce jeune homme va être obligé de me dire comme je ne sais plus quelle caricature : « Madame, dites-moi tout de suite que vous m’aimez, mais ne me marchez pas sur les pieds comme cela. » Ma pensée d’ailleurs était assez loin de Mme de Guermantes. Depuis que Saint-Loup m’avait parlé d’une jeune fille de grande naissance qui allait dans une maison de passe et de la femme de chambre de la baronne Putbus, c’était dans ces deux personnes que, faisant bloc, s’étaient résumés les désirs que m’inspiraient chaque jour tant de beautés de deux classes, d’une part les vulgaires et magnifiques, les majestueuses femmes de chambre de grande maison enflées d’orgueil et qui disent « nous » en parlant des duchesses, d’autre part ces jeunes filles dont il me suffisait parfois, même sans les avoir vues passer en voiture ou à pied, d’avoir lu le nom dans un compte rendu de bal pour que j’en devinsse amoureux et qu’ayant consciencieusement cherché dans l’annuaire des châteaux où elles passaient l’été (bien souvent en me laissant égarer par un nom similaire) je rêvasse tour à tour d’aller habiter les plaines de l’Ouest, les dunes du Nord, les bois de pins du Midi. Mais j’avais beau fondre toute la matière charnelle la plus exquise pour composer, selon l’idéal que m’en avait tracé Saint-Loup, la jeune fille légère et la femme de chambre de Mme Putbus, il manquait à mes deux beautés possédables ce que j’ignorerais tant que je ne les aurais pas vues : le caractère individuel. Je devais m’épuiser vainement à rechercher à me figurer, pendant les mois où j’eusse préféré une femme de chambre, celle de Mme Putbus. Mais quelle tranquillité, après avoir été perpétuellement troublé par mes désirs inquiets pour tant d’êtres fugitifs dont souvent je ne savais même pas le nom, qui étaient en tout cas si difficiles à retrouver, encore plus à connaître, impossibles peut-être à conquérir, d’avoir prélevé sur toute cette beauté éparse, fugitive, anonyme, deux spécimens de choix munis de leur fiche signalétique et que

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